« Au lendemain des élections européennes, quelle place de l’Europe dans le nouvel ordre géopolitique mondial ? », par Joséphine Staron

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Retrouvez l’article de Joséphine Staron, publié sur le site de Geopoweb.

Introduction

Les résultats des élections européennes sont sans appel : les Européens ont voté pour une Europe plus protectrice. Pour beaucoup d’observateurs du scrutin, la montée des partis d’extrême droite est au contraire analysée comme un rejet de l’Europe. Il me semble qu’il faille relativiser cette idée au regard des résultats, non pas uniquement en France, mais dans toute l’Europe. 

Quelques semaines avant les élections européennes, la Fondation pour l’innovation politique a publié une enquête très complète, menée dans l’ensemble des 27 pays membres de l’UE, ainsi qu’au Royaume-Uni[1]. Les résultats sont édifiants : la montée de la droite populiste en Europe semble coïncider avec la montée de l’attachement à l’Union européenne. Cette corrélation peut surprendre et pourtant, elle s’explique, notamment en raison du contexte international et d’une prise de conscience d’une majorité d’Européens quant à la perte d’influence de notre Continent dans les affaires du monde, et les dangers que cette perte d’influence implique. Comme l’explique Dominique Reynié dans cette étude, « au lieu de raviver les nationalismes, la montée des périls affermit l’idée européenne ». 

Ainsi, 87 % des Européens interrogés disent soutenir l’Union européenne, et 92 % soutiennent la monnaie unique. Parmi ces 92 %, ils sont 69 % en France et idem en Allemagne. Par ailleurs, une majorité d’Européens estiment que le Royaume-Uni s’en sort moins bien depuis qu’il a quitté l’UE. Enfin, 60 % considèrent probable une troisième guerre mondiale et ils sont une majorité à douter de la capacité des États-Nations à répondre seuls aux nouveaux défis. 

Autre paradoxe : plus la confiance des Européens dans leurs institutions nationales diminue, plus elle augmente pour les institutions européennes. Ainsi, 57 % déclarent avoir confiance dans la Commission européenne et le Parlement européen, quand seulement 44 % disent faire confiance à leur gouvernement national, et 51 % à leur Parlement national. S’il n’y a pas lieu de se réjouir de ces faibles taux de confiance, il faut néanmoins noter que l’Union européenne s’en sort mieux que les États… contre toute attente. 

Les autres résultats de l’enquête sont donc cohérents avec ces premières affirmations. Ainsi, 67 % des Européens soutiennent l’idée d’une armée commune en Europe et 86 % souhaitent un renforcement des frontières communes (92 % à droite et 80 % à gauche). Enfin, l’enquête interroge l’identité européenne et à la question « qu’est-ce qu’être européen ? », 67 % répondent qu’il s’agit de partager des valeurs démocratiques, et seuls 43 % rattachent l’identité européenne au fait d’être né en Europe. 

Cette enquête vient confirmer les tendances mises au jour par l’Eurobaromètre depuis de nombreuses années. L’Europe progresse dans les cœurs et les esprits des Européens. Et le contexte actuel vient renforcer le besoin d’Europe. Mais pas n’importe quelle Europe. Qu’on interroge les Européens par des sondages ou par les urnes, la réponse majoritaire est toujours la même : ils souhaitent une Europe qui les protège vraiment. Voilà comment il faut, selon moi, interpréter les résultats des élections européennes du 9 juin dernier.

Qu’est-ce que cela implique ? Pour répondre aux attentes des Européens, l’Union européenne va devoir prendre un virage à 180 degrés et trouver sa juste place dans le nouvel ordre géopolitique qui est en train de se composer. 

Des équilibres relativement inchangés au Parlement européen

Les résultats des élections européennes de 2024 n’ont pas bouleversé les équilibres politiques au Parlement européen[2]. Le Parti Populaire Européen (PPE), déjà en tête, se voit conforté avec 8 sièges supplémentaires, soit 186 en tout. Les socio-démocrates (S&D) conserve la seconde position avec 135 sièges (soit seulement 4 de moins qu’en 2019). Les grands perdants de cette élection sont Renew, les libéraux du centre, et les Verts, avec respectivement 23 et 18 sièges en moins. Si les droites radicales ont progressé partout en Europe, il n’y a pas eu de « raz-de-marée » électoral. Le Groupe des Conservateurs et Réformistes européens (ECR) dont font partie, entre autres, le PIS polonais et Fratelli d’Italia, le parti de Georgia Meloni totalisent 73 sièges, soit 4 de plus (dont 24 pour Fratelli d’Italia qui enregistre un score historique, et 20 pour le PIS polonais qui perd 5 eurodéputés cette fois-ci). Le groupe Identité et Démocratie (ID), composé notamment du RN français et du FPÖ autrichien, gagne 9 eurodéputés (58 sièges au total). Parmi les non-inscrits (NI) le Fidesz du Président Hongrois Viktor Orban compte 10 sièges, et l’AFD, le parti d’extrême droite Allemand exclu d’ID en mai dernier, envoie 15 eurodéputés, un record. 

Si la montée des droites radicales en Europe est une réalité, la composition du Parlement européen et leur répartition dans trois groupes distincts (ECR, ID, Non-inscrits), vont limiter leur pouvoir et leur capacité d’action, et les équilibres devraient rester sensiblement les mêmes que dans la mandature 2019-2024.

L’impact des élections européennes sur les politiques de l’UE

Bien que les équilibres politiques n’aient pas été bouleversés par les résultats des élections, le renforcement du PPE, et particulièrement en Allemagne de la CDU/CSU, le recul des Verts et des libéraux de Renew, et la consolidation de la première Ministre Georgia Meloni qui obtient plus de 28 % des voix en Italie, vont avoir des impacts sur les politiques européennes, notamment sur le Pacte Vert – politique structurante de la Commission d’Ursula von der Leyen. Celui-ci risque de se trouver fortement chahuté par un Parlement beaucoup moins prompt à adopter des mesures écologiques peu populaires au sein des classes moyennes européennes et auprès des entreprises. 

Mais le vrai changement résultera sans doute de l’issue des élections législatives françaises. En effet, depuis 5 ans, Emmanuel Macron exerçait une forme de leadership en Europe. Même s’il était contesté et qu’il pouvait agacer ses homologues, sa vision d’une Europe-puissance s’est peu à peu imposée aux autres dirigeants. L’influence du Commissaire au Marché intérieur Thierry Breton a également contribué à infléchir les positions de l’UE sur un certain nombre d’enjeux majeurs : l’assouplissement des règles budgétaires pour permettre plus d’investissements ; la relance d’une industrie de défense européenne ; ou encore la stratégie de réindustrialisation des secteurs d’intérêts stratégiques. 

En cas de cohabitation, a fortiori avec des forces de la droite radicale, la voix de la France en Europe risque de se retrouver marginalisée. Qu’adviendra-t-il alors des chantiers ouverts, notamment en termes d’industrie et de défense ? Sans financements, ces chantiers risquent de se retrouver rapidement à l’arrêt. Or, c’est justement sur cet enjeu que la France pouvait avoir une réelle influence, en arrivant à convaincre les autres États membres (en particulier l’Allemagne et les pays du Nord) de souscrire un nouvel emprunt commun et d’élargir le mandat de la Banque centrale européenne pour financer les investissements indispensables pour éviter le déclassement économique de l’UE. 

Si la France ne constitue pas l’Alpha et l’Omega de la construction européenne, elle reste un élément moteur. Il est impossible aujourd’hui d’évaluer l’étendue des conséquences des chamboulements politiques nationaux en termes d’influence au sein de l’UE, ainsi qu’au sein d’autres organisations internationales. Mais il faut avoir conscience que les choix nationaux impacteront nécessairement la manière dont le monde nous perçoit, qu’il s’agisse de nos alliés, de nos compétiteurs ou de ceux qui ne nous veulent pas que du bien… et ils sont de plus en plus nombreux. 

Quelle place de l’Europe dans un monde de plus en plus conflictuel ?

Une lecture complète des élections européennes ne peut s’abstraire du contexte international. Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, nous avons l’impression que le monde devient plus violent, que les relations internationales se crispent, que la situation peut vite déraper. Comme pendant la Guerre Froide, les chefs d’États et de gouvernement font souvent référence à l’arme nucléaire. La situation au Moyen-Orient n’arrange rien. Depuis le terrible attentat du 7 octobre perpétré par le Hamas en Israël, les tensions sont à leur paroxysme. Tous redoutent une escalade et chaque État s’affaire, en coulisse, à dénouer la situation pour éviter que toute la région s’embrase. 

Face à cette conflictualité protéiformes, le système international semble bien démuni pour maintenir la paix et la sécurité. L’affaiblissement des institutions multilatérales s’explique par plusieurs facteurs. Le monde est plus fragmenté, avec une multitude d’États et d’acteurs non étatiques qui défient les frontières traditionnelles. Le système international, fondé sur le principe westphalien de la souveraineté nationale, peine à s’adapter à cette nouvelle réalité. Aujourd’hui, avec des acteurs non étatiques comme les groupes terroristes ou les grandes entreprises multinationales influençant les affaires mondiales, les institutions politiques mondiales doivent évoluer et l’Europe doit réévaluer sa place et son rôle dans ce nouvel ordre géopolitique. 

Il n’aura échappé à personne que l’Occident, et l’Europe en particulier, se retrouvent souvent isolés dans leurs positions internationales, comme en témoigne la réponse aux sanctions contre la Russie ou le soutien à Israël face aux actes du Hamas. En parallèle, l’Europe doit faire face à des défis majeurs : le réchauffement climatique, la course technologique, les ingérences étrangères de plus en plus nombreuses, sans oublier la concurrence économique et industrielle avec la Chine et les États-Unis.

Face aux crises, l’Europe a montré sa résilience et sa capacité à réagir. En réponse à la pandémie, l’UE a mis en place un plan de relance économique historique. Face à l’invasion de l’Ukraine, elle a adopté des sanctions sans précédent contre la Russie et relancé les discussions sur la défense européenne. Ce contexte de « poly crises » a sorti l’Europe de l’oubli géopolitique dans lequel elle était plongée depuis trop longtemps, et a fait réapparaître des concepts comme la puissance, la souveraineté et l’autonomie dans le discours public. 

Les gouvernements européens ont compris la nécessité de réindustrialiser l’Europe et de réduire leur dépendance envers d’autres pays, notamment en matière de défense. Ainsi, même si l’OTAN reste le socle de la défense européenne, le renforcement de son pilier européen commence à être accepté par tous. D’autant que les Européens, pris dans leur ensemble, contribuent davantage au budget de l’Alliance atlantique que les États-Unis. Ces derniers contribuent à hauteur de 16 %, comme l’Allemagne. La France contribue pour sa part à hauteur de 10,4 %, l’Italie 8,7 %, et l’Espagne 5,9 %[3]. Il est donc légitime que les Européens s’organisent pour renforcer davantage encore le pilier européen de l’OTAN et qu’ils investissent plus encore dans leur propre défense. 

Toujours en matière de défense, la guerre en Ukraine a largement accéléré les choses. Les initiatives européennes se sont multipliées, comme l’achat groupé de munitions, la coalition de capacités d’artillerie, ou l’augmentation significative du budget de la Facilité européenne pour la paix (FEP). La FEP, instrument essentiel de l’aide à l’Ukraine, permet de financer des opérations militaires dans des États tiers et des équipements. En mars, les États membres ont annoncé la création d’un fonds spécial dédié à l’Ukraine, doté de 5 milliards d’euros pour 2024. En plus, des opérations communes et des exercices militaires intensifiés visent à améliorer l’interopérabilité des armées européennes et à former les nouveaux membres de l’OTAN, la Finlande et la Suède. Ces actions montrent qu’une véritable Europe de la défense est en train de voir le jour. 

Enfin, sous l’impulsion de Thierry Breton, la Commission européenne a présenté sa stratégie industrielle de défense, qui s’appuie notamment sur un renforcement de la Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Cela implique des investissements coordonnés, des achats groupés, et une production accrue en Europe. Le programme européen pour l’industrie de défense (EDIP) est un premier pas dans cette direction, bien que modestement doté pour l’instant.

Mais les obstacles restent nombreux, notamment en termes de financement. Pour que l’Europe de la défense devienne une réalité, il faudra surmonter les réticences des banques à financer le secteur de la défense et peut-être envisager des solutions innovantes comme l’utilisation des intérêts des avoirs russes gelés ou un nouvel emprunt commun. C’est justement là où l’influence de la France était cruciale. Nous verrons, demain, si elle pourra continuer de jouer un rôle aussi important. 

Conclusion

Les objectifs de l’Union européenne d’aujourd’hui ne diffèrent pas fondamentalement de ceux qui ont présidé à sa création en 1951 : assurer la paix, la prospérité et la liberté. Dans un monde marqué par la résurgence des grandes puissances, la course à l’armement, et la montée des régimes autoritaires, ces objectifs sont plus que jamais pertinents. La guerre en Ukraine, la dépendance technologique et énergétique, et les menaces contre les démocraties occidentales renforcent la nécessité d’une solidarité européenne tournée vers des buts précis et collectivement admis. Protéger nos intérêts, protéger nos valeurs, protéger nos démocraties, accentuer la résilience de notre industrie et de notre économie : voilà ce qu’attendent les citoyens européens. 

La fin du monopole géopolitique des États et l’émergence de nouveaux acteurs imposent une révision des stratégies européennes. L’Europe doit se donner les moyens de rester un acteur central dans le nouvel ordre géopolitique. C’est tout simplement une question de survie. 


[1] Enquête de la Fondapol, Les Européens abandonnés au populisme, juin 2024.

[2] Pour une analyse détaillée, voir Joséphine Staron, « Décryptage des élections européennes 2024 », publié par Synopia, le 13 juin 2024.

[3] https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/otan-que-paient-les-etats-europeens/#:~:text=Le%20budget%20commun%20total%20pour,est%20fixée%20pour%20deux%20ans.

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