Journal des futurs #119 – De la solidarité à la préférence communautaire

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Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

DE LA SOLIDARITÉ EUROPÉENNE À LA PRÉFÉRENCE COMMUNAUTAIRE

Joséphine STARON,
Directrice des études et des relations internationales de Synopia 

La solidarité est une des valeurs cardinales de l’Union européenne, figurant à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (TUE). Elle est au cœur du célèbre discours de Robert Schuman prononcé le 9 mai 1950 dans lequel il appelle de ses vœux le passage d’une interdépendance subie à une « solidarité de fait », choisie.  

La solidarité est très vite passée d’un principe à une méthode de gouvernance : la « méthode Monnet ». Celle-ci s’appuie sur la croyance dans un engrenage des solidarités : une solidarité en appelle une autre et ainsi de suite. Concrètement, cela revenait à penser qu’en solidarisant six nations européennes autour de leur production de charbon et d’acier, cette première solidarité s’étendrait à d’autres domaines et à d’autres États. Et ce fut le cas ! La monnaie unique est un des exemples les plus frappants de cette solidarité élargie, même à des domaines historiquement régaliens comme la monnaie.  

Cependant, cette méthode a des limites et nous avons vu que l’engrenage des solidarités a pu se stopper à différents moments de la construction européenne. C’est d’ailleurs peut-être ça l’erreur fondamentale : avoir cru en l’irréversibilité de la solidarité. Or, la solidarité est libre : on peut en sortir et s’en extraire à tout moment. Les Britanniques l’ont montré en 2016, lorsqu’ils ont décidé de quitter l’UE. Si elle est souvent invoquée dans les discours européens et qu’elle figure dans les textes officiels, la solidarité européenne est en crise. Et ce n’est pas récent. Les 15 dernières années s’inscrivent dans un continuum de crises qui secouent l’Europe, bouleversent son fonctionnement et surtout, lui imposent de repenser les conditions de la solidarité européenne. 

Lors de la crise économique de 2010, pour éviter la faillite de la Grèce (puis de l’Espagne et du Portugal), les États membres et le FMI ont accepté de l’aider financièrement, mais ont exigé des contreparties (réformes sociales, mesures d’austérité, etc.). La solidarité a donc été conditionnée. Et pour les États du Sud de l’Europe, cette conditionnalité était injuste.  

Puis est arrivée la crise migratoire, en 2015. Elle a impacté en particulier les pays de première arrivée – Grèce, Italie, Espagne – déjà fragilisés par la crise économique cinq ans plus tôt. Ils ont alors sollicité la solidarité européenne pour les aider à protéger les frontières extérieures de l’UE et répartir les réfugiés dans les États membres. La Commission européenne a proposé une répartition par quota qui n’a jamais été vraiment appliquée. La crise migratoire de 2015 a ainsi été l’illustration la plus marquante d’un défaut structurel de solidarité entre les États membres : l’Allemagne a ouvert ses portes sans concertation avec ses voisins ; des pays d’Europe centrale ont construit des murs physiques pour se protéger ; Schengen a été mis à mal ; et l’Union européenne a délégué à la Turquie la gestion des flux migratoires et accepté le chantage financier récurent qui en découle. 

En 2020, la crise sanitaire frappe de plein fouet les Européens. Les premiers mois, les États membres se disputent masques et matériel médical. Comme en 2015, certains se barricadent. L’Espace Schengen est encore bafoué, non pas suite à une décision d’ensemble (ce qui aurait pu se comprendre), mais dans un désordre généralisé. Toutefois, la solidarité européenne va reprendre le dessus, sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, avec le soutien de la Commission. Le plan de relance qui est voté en juillet 2020 est inédit pour deux raisons : déjà parce qu’il a été voté en un temps record ; et ensuite parce qu’il prévoit pour la première fois un emprunt commun au nom des 27. La solidarité s’exprime aussi dans l’action de la Commission qui organise l’achat commun de vaccins et leur répartition équitable.  

À peine remis de la pandémie, la guerre en Ukraine éclate. Les Européens se réveillent le 22 février 2024 sous le choc, incapables de comprendre pourquoi les Russes envahissent l’Ukraine et surtout, pourquoi ils ne l’ont pas vu venir plus tôt…  

Comme pour la crise sanitaire, les États réagissent relativement vite : des sanctions économiques et commerciales contre la Russie sont décidées, des plans d’aide économique à l’Ukraine sont votés, et les États parviennent à convaincre l’Allemagne de rompre sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Ce qui n’est pas sans conséquence pour les Allemands. Les livraisons d’armement suivent, au compte-goutte, au gré des volontés individuelles des États cette fois, et non pas comme l’expression d’une solidarité européenne organisée. Néanmoins, les Européens semblent faire front commun.  

Chacune des crises que l’Union européenne traverse – et elles sont nombreuses ! – la pousse à repenser les modalités de la solidarité qui lie les États entre eux. Celle-ci est indispensable au projet européen. Elle est d’autant plus nécessaire que sans elle, l’UE ne deviendra jamais une puissance suffisamment forte, crédible, respectée, pour défendre son modèle et protéger ses acquis sociaux, politiques et économiques. L’Europe-puissance c’est une Europe solidaire, et le renforcement de la solidarité doit passer par un examen collectif des buts à atteindre. Car la solidarité n’est pas une fin en soi, elle est un moyen, un outil pour réaliser des projets collectifs.  

Quels peuvent être ces objectifs poursuivis aujourd’hui ? Il me semble qu’ils ne sont pas bien différents de ceux qui ont présidé à la création de la première Communauté en 1951. Paix, prospérité et liberté. Dans un monde où le nombre des démocraties ne cessent de décroitre, où les valeurs occidentales sont de plus en plus rejetées et où les grandes puissances font leur retour (avec tout ce que cela implique : course à l’armement, relance du nucléaire, remise en cause des instances internationales), ces trois finalités me paraissent plus que jamais d’actualité.  

L’Union européenne au moyen d’une solidarité renforcée et tournée vers des buts précis, collectivement admis, doit nous assurer la paix parce que la guerre en Ukraine montre bien qu’elle n’est pas gravée dans le marbre et que les ennemis des Européens montent en puissance ; elle doit nous assurer la prospérité, qui, elle non plus, n’est plus garantie tant l’Europe a pris du retard dans le développement de technologies de pointe, et tant elle est dépendante de pays tiers pour ses approvisionnements en ressources stratégiques et matières premières ; enfin, elle doit nous assurer la liberté qui se voit menacée par un ordre mondial de plus en plus dominé par des puissances autoritaires qui n’hésitent pas à déstabiliser nos vieilles démocraties, notamment en s’ingérant dans nos campagnes électorales. 

Comment faire ? Il faut investir davantage dans des champs et des domaines de compétences traditionnellement régalien : la défense, la souveraineté numérique, la souveraineté alimentaire, la souveraineté énergétique, la relocalisation d’industries stratégiques, la santé, l’environnement bien sûr. Mais il ne faut pas se contenter d’ériger des normes et des standards en espérant que les autres pays nous suivent et finissent par s’imposer ces mêmes exigences à eux-mêmes. Nous devons réintroduire, comme au temps de la naissance de la PAC (Politique agricole commune), une préférence communautaire.  

Avec l’Inflation Reduction Act, les États-Unis affichent clairement leur ambition de financer le « made in America ». Alors finançons massivement le « made in Europe » ! Permettons à nos entreprises et nos industries d’être compétitives d’une part, et de ne pas souffrir de l’unilatéralité des normes européennes qui, parfois, les desservent. La solidarité ne peut pas être universelle. Elle doit avoir des finalités précises, je l’ai dit, mais elle doit aussi avoir un cadre clair, avec des garanties de réciprocité. En somme, pour que la solidarité dans un groupe fonctionne, chacun doit savoir qui fait partie du groupe, et qui en est exclu. La solidarité doit être délimitée à un périmètre si on veut qu’elle dépasse le statut de principe, pour devenir une vraie méthode de gouvernance. Alors pour une Europe-puissance, une Europe-solidaire, traduisons dans les faits, dans les politiques européennes, le principe de préférence communautaire, chaque fois que cela est possible. 

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