Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

NE RÊVONS PAS D’UNE ARMÉE EUROPÉENNE, 
MAIS COMMENÇONS PAR RÉALISER UNE EUROPE DES ARMÉES 

Stéphane BEEMELMANS  
Ancien Secrétaire d’État à la Défense en Allemagne 

In memoriam Wolfgang Schäuble 

En ce début de troisième année de guerre de la Russie contre l’Ukraine, dans un contexte de guerre (économique) froide entre la Chine et le monde occidental et face au brasier israélo-palestinien qui menace d’enflammer tant le Moyen-Orient que nos cités, nos débats européens semblent singulièrement surannés, pour ne pas dire politiciens.  

L’Europe de la Défense reste une vision en manque de corps et le concept de souveraineté particulièrement prôné par la France semble plus une « réponse » aux enjeux posés par la politique des États-Unis qu’une réaction plausible aux menaces réelles que l’Europe encourt actuellement. Exception faite des composantes nucléaires françaises et britanniques, les armées européennes semblent incapables de faire face à ces défis ni sur la durée, ni en matière d’armements, sans parler des réserves tant humaines que logistiques rachitiques. Et ce ne sont pas les industries européennes – certes de très haute qualité – qui pallieront au manque d’armements, de matériels et de munitions, surtout si le facteur « temps » venait à manquer, tel que c’est le cas actuellement et sans parler des contraintes budgétaires récurrentes. Face à une Russie qui recourt effrontément à ce qu’elle considère comme « l’Histoire » pour s’accorder le « droit » à une expansion de son territoire aux dépens de ses voisins et qui ne semble pas – nonobstant les déclarations contraires des services britanniques – manquer de munitions et d’armements, nous Européens faisons plutôt figure aujourd’hui de cigales que de fourmis au sens La Fontainien du terme. 

Alors quelle réponse apporter à ces enjeux ? 

Aucun de nos pays européens – sauf à utiliser l’arme nucléaire – ne peut conserver sa souveraineté seul. Si cela est vrai, alors la souveraineté nationale est conditionnée à une souveraineté européenne qu’il faut construire d’urgence. En matière de défense, cela signifie d’ores-et-déjà de dépasser ce que l’OTAN a réalisé en appliquant les principes du « pooling and sharing » et du partage des missions avec bouclier américain en sus au profit d’une véritable harmonisation et coordination des moyens européens à tous les niveaux : personnels, équipements, logistique, industries, finances et bien entendu et surtout en matière de stratégie et de concepts d’engagement. 

Pour cela, nous devons faire face actuellement à trois menaces majeures pour la paix en Europe et dans nos cités :  

Longtemps un frein à certaines formes de coopération entre la France et l’Allemagne, la menace à l’Est ne semble plus vraiment donner matière à discussion entre les grands pays européens. Le fait que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne soit pas une attaque du territoire de l’Union européenne n’est pas due au manque d’ambition de la Russie, mais plutôt au refus de nos pays de recevoir l’Ukraine en Europe. Il en va de même pour les risques qu’encourent depuis des années la Géorgie ou la Moldavie, deux pays qui aspirent pour les mêmes raisons que l’Ukraine à être membres de l’UE et que nous faisons patienter pour des raisons aussi évidentes qu’inavouables… Pour faire face à l’Est, force est de reconnaitre que ce n’est qu’ensemble que nous le pourrons, ce que les pays baltes proclament depuis des décennies et que la Suède et la Finlande viennent d’acter en demandant à devenir membres de l’OTAN.  

S’il est vrai que beaucoup de miettes ne font pas un pain, nous nous devons d’engager un processus inverse à celui que nous pratiquons actuellement en définissant les besoins opérationnels d’une Europe capable d‘agir et de réagir. Cette définition doit inclure les choix de matériels pour arriver à une véritable interopérabilité et une chaine logistique efficace et donc digne de ce nom. Certes, cela n’entrera pas nécessairement dans les calendriers d’obsolescence de chaque pays au même moment. Cette Europe de la défense aurait plusieurs vitesses, concept cher à Wolfgang Schäuble, mais avec un but précis, clair et consensuel. Nul doute que sur la durée nous arriverons ainsi à un parc de matériels homogène.  

Hors considérations politiques, les militaires européens sont tout à fait capables de se mettre d’accord sur les qualités techniques des matériels requis. Alors, pourquoi ne pas faire des appels d’offres à l’échelle européenne ? L’expérience montre que les industries européennes de l’armement, plutôt que de jouer à quitte ou double, s’allient d’elles-mêmes dans des consortiums pour mettre leurs savoir-faire en commun et être sûres de faire partie du contrat. 

Faisons confiance aux militaires pour la définition du besoin et aux industriels pour l’offre adéquate, les consortiums faits « de main d’État » tiennent plus du mariage contraint que du grand amour et n’ont que très rarement remplit les attentes. La politique européenne en profitera à tous les niveaux : budgétaire du fait de (grosses) commandes groupées et de logistique commune, opérationnel et tactique. Et nul doute que les retombées économiques se feront sentir tant sur les prix que sur les sites industriels traditionnels et bien entendu dans une plus grande compétitivité face aux entreprises américaines.  

Ne rêvons pas d’une armée européenne, mais commençons par réaliser une Europe des armées. L’Europe de la Défense et la souveraineté de nos États ne demandent pas mieux ! Et si nous arrivons à réaliser un marché de la défense européen, nul doute que nous ferons un grand pas vers une approche stratégique commune, ce qui augmentera nettement notre crédibilité politique tant au sein de l’OTAN que face aux agresseurs potentiels, que ce soit sur le continent ou sur les mers. L’Europe aura alors les moyens de fonder et de protéger sa souveraineté, ce dont profiteront tous les États membres et les peuples européens et étouffera toute velléité agressive à son égard.