Cette tribune a été publiée dans La Croix le 30 janvier 2024.
Depuis son arrivée à Bercy en 2017, Bruno Le Maire n’a cessé de dire qu’il fallait « transformer l’économie ». Rien n’est plus pertinent, surtout s’il s’agit de la rendre plus vertueuse, responsable et inclusive. Encore faut-il s’en donner les moyens. C’est ce que le gouvernement a commencé à faire avec la loi Pacte (2019) et les différentes dispositions qu’elle contient. Ce fut également le cas du temps de François Hollande avec la loi Hamon (2014) sur l’économie sociale et solidaire (ESS).
Si les premiers effets de ces lois se font sentir, dans le même temps, force est de constater que l’État agit trop souvent en négligeant ceux qui par construction participent de façon « vertueuse » à l’économie française. C’est en particulier le cas du secteur privé non lucratif, aussi nommé « tiers secteur », qui remplit souvent des missions de service public ou d’intérêt général (santé, enseignement, sanitaire et social) dans un cadre marchand ou non marchand, mais qui souffre d’une méconnaissance structurelle de la part de l’État, et ce n’est pas sans conséquence.
La particularité de ce secteur repose sur sa gouvernance désintéressée, son caractère privé, le réinvestissement des profits pour servir son objet social ou encore la participation volontaire et bénévole d’une partie de ses membres. Parmi ces organisations non lucratives, se retrouvent notamment des écoles privées sous contrat, des établissements d’enseignement supérieur privés, ou encore des établissements privés dans le secteur sanitaire, social et médico-social (hôpitaux, Ehpad, centres de soins…). Dans leur ensemble, ils emploient plus d’un million de personnes, forment plus de deux millions d’élèves et d’étudiants et gèrent près de 60 000 lits d’hôpital.
Hélas, sous-évaluée dans son périmètre et ses impacts, la contribution du secteur privé non lucratif à l’intérêt général est insuffisamment considérée par l’État. Pour ne prendre qu’un exemple, ce dernier mesure les recettes et les dépenses envisagées puis réalisées, mais il ne mesure pas les dépenses évitées car exercées par le secteur privé non lucratif.
Pourtant, si ce secteur n’existait pas, il faudrait financer de nouvelles structures publiques ou abandonner le service public au profit du secteur privé lucratif. Le service public étant l’un des piliers de réalisation des valeurs républicaines, il apparaît nécessaire de reconnaître le secteur privé non lucratif dans son rôle, ses spécificités et ses activités complémentaires par rapport à celles du secteur public, qui plus est dans un contexte budgétaire tendu.
En élargissant la focale au plan européen, nous pouvons constater que le secteur privé non lucratif répond aux besoins de la société tout en développant un modèle économique inclusif et axé sur l’intérêt de toutes les parties prenantes. Son tissu d’acteurs et son maillage territorial favorisent l’aménagement du territoire et la cohésion et ses domaines d’intervention dont la formation et la santé participent des nécessités reconnues comme prioritaires.
Cependant, les récentes décisions gouvernementales mettent ce secteur en difficulté, notamment sur le plan budgétaire. Les hôpitaux du secteur privé non lucratif ne parviennent plus à équilibrer leurs comptes, puisant dans leurs réserves pour boucler leurs budgets. Cela n’est pas tenable dans la durée.
Il est impératif que l’État et le législateur reconnaissent l’intérêt vital que représente ce secteur. À missions de service public équivalentes, il mérite une équité de traitement vis-à-vis du secteur privé lucratif et du secteur public. Il serait par exemple judicieux d’évaluer concrètement la contribution financière et extra-financière du secteur privé non lucratif (via une comptabilité analytique et des indicateurs spécifiques).
De nouveaux dispositifs pourraient également encourager le développement de ce secteur, notamment en identifiant de nouvelles sources de financement du modèle (via l’assouplissement de certains mécanismes et la création de nouveaux, ou encore les foncières à impact).
Par ailleurs, dans le cadre de leur contribution à l’intérêt général, les organisations du privé non lucratif pourraient bien davantage participer à l’effort national de réindustrialisation dans lequel la France s’est engagée (stratégie à horizon 2030, plan d’investissement France 2030, et plan industriel européen). Au cœur de cette stratégie à la fois nationale et européenne, c’est le financement de formations et le développement de technologies de pointe, innovantes, en lien avec la transition numérique et écologique, qui sont recherchés.
Plusieurs domaines sont concernés : la mise en œuvre de formations qualifiantes, notamment d’ingénieurs dans des technologies de pointe, et de pôles d’excellence universitaires ; le développement de la recherche et de l’innovation dans les secteurs industriels visés ; la diversification et la démultiplication de l’offre de services publics disponibles dans les territoires en voie de réindustrialisation (éducation, soins, santé, aide à la personne, petite enfance, etc.) ; la création de logements également, via des foncières à impact.
En outre, si la réindustrialisation du pays trouverait avantage à renforcer les acteurs du privé non lucratif, cela permettrait de modeler une nouvelle forme de convention d’objectifs et de moyens avec l’État.
Afin de discuter de ces enjeux, nous suggérons que soient organisées les assises du secteur privé non lucratif, afin que tous les acteurs qui concourent à des missions de service public puissent être réunis avec l’État pour penser ensemble l’avenir de ce secteur. Il nous faut prendre la mesure des nouveaux besoins auxquels nos sociétés sont confrontées aujourd’hui, et que les secteurs publics et privés lucratifs, seuls, ne peuvent satisfaire.
Cette réflexion collective est urgente car la survie et la prospérité du secteur privé non lucratif sont essentielles pour le bien-être de notre nation. Cette troisième voie mérite d’être reconnue et soutenue, non seulement pour son rôle actuel mais aussi pour son potentiel dans la construction d’une société plus juste et plus équilibrée, pour une économie respectueuse des besoins sociaux et de dignité humaine.