« L’épée de Damoclès d’une paix sans justice en Ukraine ? », par Alexandre Malafaye et Bruno Cathala

Retrouvez la tribune d’Alexandre Malafaye et Bruno Cathala publiée dans l’Opinion du 6 décembre 2022

Le temps de la paix viendra. La guerre, comme l’hiver russe, ne sera pas éternelle. Y mettre un terme peut légitimement apparaître comme la priorité des priorités, pour que cessent enfin les souffrances du peuple ukrainien. Mais cette paix, pour être durable, devra répondre à plusieurs conditions et en premier lieu, elle devra rendre justice aux centaines de milliers de victimes ukrainiennes, femmes violées, enfants ukrainiens transférés de force en Russie, hommes torturés, tués, et plus généralement population civile frappée par les bombes et les missiles russes. Pour elles, une paix sans justice serait incompréhensible, voire inhumaine, comme pour toutes celles et ceux qui, dans le monde, croient et militent au risque de leurs vies afin que la force du droit prévale sur le droit de la force. 

Une paix sans justice est-elle d’ailleurs concevable ? 

Depuis les deux dernières grandes guerres qui ont ravagé l’Europe et entrainé le reste du monde, la société internationale a changé, la morale aussi. Les bourreaux doivent désormais rendre des comptes car nous avons tous appris de l’Histoire que l’humanité est un bien fragile qu’il faut protéger avec âpreté. Il aura fallu attendre 1945 et Nuremberg (mais aussi le tribunal militaire de Tokyo) pour que soit enfin jugée la responsabilité pénale personnelle des dirigeants, donneurs d’ordre et organisateurs de ces massacres, et non pas seulement celle des États, car ces crimes avaient au XXème siècle atteint une « telle gravité qu’ils menaçaient la paix, la sécurité et le bien-être du monde » ainsi que le souligne le préambule du Statut de la Cour pénale internationale (CPI). 

En Ukraine, cette demande de justice repose sur un double fondement. Cette guerre russe a d’abord pour origine la négation par le Kremlin de l’identité même de l’Ukraine comme nation ; elle vise à anéantir un peuple. Les crimes commis constituent par ailleurs le ressort même de cette guerre. Vladimir Poutine ne fait pas la guerre en commettant des crimes. Il a fait du crime le principe même de sa guerre. 

Face à des atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine, la justice répond à un double impératif  : le premier, tautologique, consiste à rendre justice, c’est-à-dire identifier et punir les criminels, et déterminer qui sont les victimes pour les reconnaître et réparer leurs préjudices ; le second, essentiel pour les générations futures, vise à « retenir la main de la vengeance », selon les mots de l’américain Jonathan Bass, car en mettant fin à l’impunité, la justice concourt à la prévention de nouveaux crimes.

Guillaume II, à la fin de la Grande Guerre, n’a pas été jugé contrairement aux dispositions du Traité de Versailles. Les atrocités commises par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale n’ont-elles pas été annoncées par le massacre de Guernica ordonné par des dirigeants non sanctionnés par la communauté internationale ? Plus près de nous, en Syrie, l’intervention russe a achevé l’œuvre barbare d’un autre dictateur, Bachar Al Assad, préfigurant ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. 

Enfin, la justice est un lieu pour entendre la parole des victimes. Avant de livrer son témoignage à Nuremberg le 28 janvier 1946, Marie-Claude Vaillant-Couturier, survivante des camps d’Auschwitz-Birkenau puis de Ravensbruck, passe devant le box où sont installés les dignitaires nazis. Elle aurait déclaré en les fixant : « Regardez-moi bien, car à travers mes yeux, des milliers d’yeux vous regardent et par ma bouche, des milliers de voix vous accusent ».

L’impunité n’étant pas une option, dès lors, comment rendre la justice ?

La responsabilité, en droit, de l’État russe fait actuellement l’objet d’un procès devant la Cour internationale de justice. Celle-ci a d’ailleurs décidé de mesures provisoires, dès le 16 mars 2022, en ordonnant à la Fédération de Russie de suspendre immédiatement les opérations militaires.

La responsabilité personnelle des principaux responsables russes doit être tout autant recherchée. Mais ils ne seront pas les seuls à être jugés, les tyrans devant s’appuyer sur de nombreux exécutants pour opérer ces crimes de masse. Au Rwanda, ce sont des « hommes ordinaires » qui ont eu à cœur de bien faire le « travail » qui leur était prescrit, c’est-à-dire de tuer les Tutsis, leurs voisins, leurs amis. 

Face aux atrocités commises en Ukraine, une seule juridiction ne suffira pas à remplir cette immense tâche. Pour y parvenir, il faudra différencier entre les exécutants et les « big fishs », ceux-là mêmes qui ont ordonné et planifié la commission des crimes. 

Pour apprécier la responsabilité pénale des premiers, il faudra se reposer sur un système global de justice pénale internationale et d’abord, sur les juridictions ukrainiennes et celles des différents pays dont les ressortissants nationaux peuvent être victimes ou auteurs de crimes commis en Ukraine.

Pour les seconds, la CPI, compétente pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide, a entamé des enquêtes. Si elle dispose de preuves suffisantes, elle pourra émettre des mandats d’arrêt contre des dirigeants russes, militaires et civils, en essayant de remonter jusqu’à Vladimir Poutine et le premier cercle du pouvoir. En rendant publiques ces poursuites contre des criminels, « la justice de La Haye » pourrait néanmoins faire œuvre utile et décourager, voire dissuader, dès aujourd’hui, des échelons de l’appareil répressif russe de servir un régime criminel.

Demeure le crime d’agression, autrement dénommé à Nuremberg « crime contre la paix », c’est à dire l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État. Pour l’ONU, l’agression est la forme la plus grave et la plus dangereuse de l’emploi illicite de la force car elle contient potentiellement le ferment de la catastrophe globale avec l’emploi d’armes de destruction massive. Pourtant, ce crime ne pourra pas être jugé par la CPI.

C’est ainsi que le président Zelensky souhaite la création d’un tribunal spécial pour juger les responsables de ce crime. L’idée chemine. La présidente de la Commission européenne a ainsi déclaré le 30 novembre : « La Russie doit payer pour ces crimes horribles, c’est pourquoi, tout en continuant de soutenir la Cour pénale internationale, nous proposons de créer un tribunal spécial (…) ». De son côté, la France a réitéré son souhait d’approfondir le travail conjoint avec l’Ukraine en matière de lutte contre l’impunité.

Si ce principe s’impose, il faudra alors, soit élaborer un traité signé entre États volontaires soit, et c’est sans doute l’option la plus opérationnelle, s’appuyer sur une organisation internationale déjà existante. 

L’option de l’ONU semble a priori exclue, la Fédération de Russie pouvant user de son droit de veto au Conseil de sécurité. Par ailleurs, l’Assemblée générale, qui a pourtant déjà coalisé une majorité d’États contre la Russie, pourrait également être réticente à l’idée de voir l’ONU créer une telle juridiction, estimant qu’il s’agit d’un conflit entre Européens.

La responsabilité de la création d’une telle juridiction devrait donc appartenir à l’Europe, particulièrement au Conseil de l’Europe, fort de ses 46 États membres, dont le préambule souligne l’attachement à « la consolidation de la paix fondée sur la justice (…) [qui] est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ». En son sein, il dispose déjà d’une juridiction, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). En instituant à ses côtés une Cour qui jugerait les possibles auteurs du crime d’agression, le Conseil de l’Europe enverrait un message très clair à l’ensemble des États européens.

Pour renforcer son efficacité, une telle juridiction devra instaurer des procédures adaptées à ce type de crimes, comme une juridiction d’instruction ou une procédure par coutumace.

Quel que soit l’instrument retenu, il sera nécessaire de faire passer la justice car l’ampleur des crimes de masse commis en Ukraine touchent les fondements mêmes de notre humanité commune. Juger ces crimes, c’est nous donner la chance de recréer les conditions d’une réconciliation et donc d’un destin commun. Pourquoi hésiter ?

Alexandre Malafaye, président de Synopia

Bruno Cathala, premier greffier de Cour pénale internationale, président du conseil d’orientation de Synopia

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