Le 25 avril 2024, à la Sorbonne, le Président de la République l’affirmait avec force : nous devons « assurer notre souveraineté et donc maîtriser nos chaînes de production stratégiques ». Une ambition noble, mais dans les faits, sa mise en œuvre révèle de nombreuses incohérences.
Alors même que la souveraineté est censée constituer un axe politique aussi stratégique que structurant, nombre de décisions produisent des effets contraires à ceux recherchés. Ce décalage entre discours et actions interroge : comment construire une autonomie stratégique si les politiques publiques manquent de cohérence ?
Il s’agit là d’un enjeu central, non seulement pour l’efficacité de l’action publique, mais aussi pour la confiance des acteurs économiques. Ce sont les décisions concrètes, et non les mots, qui détermineront notre capacité à redevenir souverains. Or, de nombreux exemples montrent l’ampleur du décalage les paroles et les actes.
Le cas de l’énergie nucléaire est particulièrement révélateur. La France dispose d’un atout stratégique avec son parc nucléaire existant, qui constitue une source d’électricité bas-carbone, pilotable, compétitive et largement amortie. Pourtant, au lieu d’être valorisé comme un levier de souveraineté énergétique, ce patrimoine a été affaibli par des décennies de décisions politiques souvent incohérentes ou contradictoires. Si le nucléaire semble être revenu en grâce dans les discours politiques, comment expliquer qu’en juin 2025, la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) en vigueur demeure celle qui prévoit la fermeture de six réacteurs et la réduction de la part du nucléaire à 50 % d’ici 2035, alors même que le président de la République a annoncé, dès février 2022 à Belfort, une relance ambitieuse de la filière ? Cet écart persistant entre les annonces politiques et les orientations réglementaires nuit à la crédibilité de l’action publique et constitue un frein majeur aux investissements nécessaires.
Autre exemple : la loi APER de 2023 (Accélération de la Production d’Énergies Renouvelables) encadre le développement de l’agrivoltaïsme, une technologie qui consiste à installer des panneaux solaires sur des terres agricoles. Ce dispositif est perçu comme une avancée vers une énergie propre, moins coûteuse, et s’inscrit pleinement dans les objectifs du règlement européen Net Zero Industry Act ainsi que dans le Pacte Solaire signé par 22 États membres.
Pour autant, l’agrivoltaïsme repose aujourd’hui sur une dépendance massive à l’étranger : 80 % des panneaux solaires installés en France sont fabriqués en Chine. Le paradoxe est donc flagrant : on promeut une solution pour gagner en souveraineté énergétique, tout en renforçant notre dépendance technologique. La loi APER, en ne prévoyant aucune disposition relative à l’origine des composants, laisse ce point dans l’angle mort.
L’introduction, en mars 2024, du crédit d’impôt pour l’investissement en faveur de l’industrie verte (C3IV) aurait pu corriger cette lacune. S’il incite bien à investir en France, ce crédit n’est pas conditionné à l’utilisation de technologies ou de composants d’origine française ou européenne.
Autrement dit, l’argent public peut financer indirectement l’achat de matériels produits hors d’Europe, y compris en Chine. Le résultat : une politique bien intentionnée, certes, mais incomplète, qui ne garantit pas de retombées industrielles nationales à long terme et qui entretient nos dépendances stratégiques.
Un autre cas emblématique : les carburants d’aviation durable (CAD ou SAF en anglais). La dernière Loi de finances a introduit un nouveau crédit d’impôt pour favoriser leur adoption – ces biocarburants coûtant jusqu’à cinq fois plus cher que le kérosène classique.
L’objectif est ambitieux : favoriser l’achat par les compagnies aériennes de biocarburants, conformément aux ambitions que s’est fixé le secteur aérien d’introduire d’ici 2030 au moins 6 % de SAF (conformément à l’initiative européenne ReFuelEU). Air France KLM va plus loin encore et s’engage à monter à 10 % d’ici 2030.
Mais là encore, l’ambition se heurte à la réalité. La France accuse un net retard dans la production de SAF, obligeant les compagnies à se fournir principalement auprès d’acteurs étrangers (États-Unis, Chine, Singapour, Finlande). Comme pour l’industrie solaire, le crédit d’impôt n’est assorti d’aucune exigence sur l’origine des biocarburants et il vient subventionner les importations chinoises. Résultat : un soutien public à des achats extra-européens, sans garantie de développement d’une filière nationale.
Dernier exemple dans ce secteur : le captage et le stockage du carbone. Dans une tribune du 12 mai 2025 publiée dans l’Opinion, Synopia alertait sur les conséquences du rejet par l’Assemblée nationale du projet de loi visant à capter et stocker le carbone (CCS). Conséquences : les entreprises et industries françaises ne pourront pas bénéficier des fonds européens pour moderniser leurs infrastructures et se transformer. Le risque est de les mettre hors-jeu et aussi de défavoriser par voie de conséquence les ports français au bénéfice de Rotterdam ou d’Anvers.
Toutefois, la convocation en urgence d’une Commission mixte paritaire a permis de soumettre à nouveau le projet aux deux chambres parlementaires. Si, au vu des enjeux, le Sénat l’a voté rapidement, l’Assemblée n’a pas encore fixé de date pour un nouvel examen et cet épisode met en lumière les effets potentiels de ces zigzags politiques permanents : affaiblissement de la France dans des secteurs stratégiques et dissuasion des investisseurs.
Le monde de l’énergie n’est pas le seul à souffrir d’un manque de cohérence des politiques publiques. Celui des productions agricoles est tout autant affecté par ce mal. La production agricole de la France représente près de 82 milliards d’euros en 2021 avec en 2023 des exportations de près de 63 milliards d’euros mais aussi des importations de près de 58 milliards d’euros. La France est le 1er exportateur mondial de vin en valeur, et occupe pour les céréales le 1er rang en Europe et le 5ème rang mondial. Cependant, la compétitivité est en baisse face à la concurrence mondiale.
Prenons un seul cas, celui des semences céréalières. Depuis une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en 2018, les Nouvelles Techniques Génomiques (NGT) — qui permettent des modifications ciblées du génome sans ajout d’ADN étranger — sont assimilées aux OGM au regard du droit européen. Elles sont donc soumises à la directive 2001/18/CE qui impose des procédures strictes d’autorisation, d’évaluation des risques et de traçabilité.
Cette réglementation a été perçue par plusieurs acteurs de la recherche et du secteur semencier comme un frein au développement des innovations génétiques en Europe. Elle a notamment limité les essais en plein champ et les investissements dans certaines filières, au moment où les enjeux liés au changement climatique, à la réduction des intrants, et à la résilience des cultures appellent des solutions techniques diversifiées. Si les NGT ne sont pas les seules voies d’innovation pour adapter les cultures au changement climatique, il aurait sans doute été judicieux de regarder cette problématique aussi sous l’angle de la souveraineté et de la compétitivité d’un secteur clé pour la France. Une révision de la réglementation est actuellement en discussion au niveau européen, dans le but de l’assouplir pour certaines techniques. Toutefois, cette évolution intervient après plusieurs années d’inertie qui ont freiné le développement et l’expérimentation de ces technologies. En matière économique, le retard se paye toujours cash !
Trop c’est trop. La souveraineté n’est pas qu’un slogan, mais ces exemples disent le contraire !
Il faut sans tarder mettre en terme à cette accumulation de contradictions stratégiques. La reconquête de notre souveraineté est une œuvre de construction qui s’inscrit dans le temps long. Elle appelle des décisions courageuses, une vision claire et une cohérence d’ensemble entre les ambitions affichées et les politiques mises en œuvre. Elle suppose des aussi des choix. Dans certains cas, la bonne échelle de souveraineté sera européenne.
Mais une telle ambition impose une transformation en profondeur de nos pratiques. Chaque projet de loi, chaque politique publique doit désormais être scruté à l’aune de cet impératif. Cela suppose des évaluations et des études d’impact – enfin ! – sérieuses, une coordination interministérielle renforcée, et surtout une volonté politique ferme de cohérence législative et administrative.
La souveraineté est un cap et l’évolution rapide des rapports de force à l’échelle planétaire impose que nous tenions ce cap de façon résolue. Il y a urgence.
Alexandre Malafaye
Président de Synopia