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En visite à Paris, l’ambassadeur d’Ukraine pour le droit international humanitaire, Anton Korynevitch, veut convaincre les autorités françaises de soutenir la création d’un tribunal pour juger l’agression de la Russie. Le diplomate, auquel il a fallu « trois trains et un avion » pour rejoindre la capitale française, participait, lundi 28 novembre, à une rencontre organisée à la demande de la présidence d’Ukraine par le think tank Synopia. Dans l’hôtel particulier qui abrite le Cercle de l’Union interalliée, à quelques mètres de l’Elysée, cette réunion s’est déroulée à huis clos en présence de parlementaires, de responsables du Quai d’Orsay, de représentants des ministères de la justice et de la défense, de juristes et de magistrats.
Si, depuis le début du projet lancé par l’avocat franco-britannique Philippe Sands, fin février, Paris incarne le refus, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne soutiennent pas plus ce tribunal. Mais au cours des dernières semaines « la tonalité », côté français, semble avoir évolué. A l’heure où l’on parle de plus en plus de l’après-guerre, Paris accepte d’évoquer les défis que présenterait un tel tribunal.
Kiev déçu par la CPI
L’Ukraine peut juger les auteurs d’agression, mais elle ne peut poursuivre Vladimir Poutine, qui bénéficie de l’immunité des chefs d’Etat. Kiev réclame donc un tribunal spécial pour juger ce crime spécifique, l’invasion d’un pays par un autre, et le crime dont découlent tous les autres : crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Pour Oleksandra Drik, de l’ONG ukrainienne Centre pour les libertés civiles, lauréate du prix Nobel de la paix 2022, le tribunal d’agression « permettrait de rendre justice à toutes les victimes ».
Mais, selon l’un des experts présent lors de cette rencontre, à laquelle Le Monde a pu assister, l’agression aussi qualifiée de « crime contre la paix » lors des procès de Nuremberg, est devenue « l’angle mort de la justice internationale ». En 2010, il avait fallu une conférence diplomatique pour inclure ce crime dans le code pénal de la Cour pénale internationale (CPI). A l’époque, Washington, Paris et Londres avaient drastiquement limité la marge de manœuvre de la Cour. Au point qu’elle aurait aujourd’hui besoin de l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies pour pouvoir juger la Russie de crime d’agression. Une option illusoire puisque Moscou y mettrait évidemment son veto.Lire aussi : La CPI, puissance et impuissances d’une juridiction internationale
Paris estime aussi qu’un tel tribunal entrerait en compétition avec la CPI, qui enquête déjà sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre en Ukraine. Au cours des dernières années, la France a consolidé son soutien à la Cour, considérée comme l’un des acteurs-clés du multilatéralisme cher à Emmanuel Macron. « Nos contacts avec la CPI sont quotidiens, concrets et efficaces », assure Anton Korynevitch. Or, si l’Ukraine multiplie les déclarations de bonnes intentions envers la CPI, elle n’a toujours pas ratifié son traité fondateur.
Il faut dire qu’en Ukraine, cette Cour a déçu. Saisie par Kiev dès 2014, elle n’a ouvert d’enquête qu’en février 2022. Et depuis le début de la guerre, soucieux de son indépendance, le procureur Karim Kahn s’est gardé de qualifier les crimes de « génocide », ou de pointer nommément Vladimir Poutine. Il a aussi rappelé les deux armées à leurs responsabilités. Il s’oppose, enfin, au projet de tribunal spécial, qu’il voit comme redondant.
« Pas d’autre solution »
En Ukraine, beaucoup pensent que le procureur ne ciblera que les seconds couteaux. « Est-ce que la CPI sera vraiment apte à le faire poursuivre [Vladimir Poutine]? », interroge Anton Korynevitch. « Idi Amin Dada est mort dans son lit, aujourd’hui, ce ne serait plus possible », souligne néanmoins Bruno Cathala, magistrat et ancien greffier de la CPI. Peu favorable à un procès in absentia, et conscient qu’il sera difficile de pouvoir juger le président russe, « ce qui compte, c’est la mise en accusation », relance Anton Korynevitch, ainsi que les effets potentiels de futurs mandats d’arrêt. « Peut-être que cela suscitera des changements en Russie, voire en suscite déjà ? », suggère-t-il. De quoi inciter la CPI à accélérer son enquête ? Si elle émettait demain des mandats d’arrêt visant Vladimir Poutine, ses ministres de la défense et des affaires étrangères, la création du tribunal d’agression serait-elle caduque ?Lire aussi : Le « crime d’agression », objet de débat juridique international
Quoi qu’il en soit, « créer un tribunal prend deux ans, prévient Bruno Cathala. Bâtir un consensus politique va vous prendre du temps ». Plus d’une dizaine de pays européens soutiennent aujourd’hui l’idée. Ses défenseurs cherchent le plus large soutien possible, car poursuivre Vladimir Poutine nécessite que le futur tribunal mette fin à son immunité. Or, à New York, la « fatigue » de l’Ukraine se fait ressentir. Le 14 novembre, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté à une très petite majorité une résolution préconisant la création d’un « registre » pour consigner les réclamations de la population ukrainienne et de l’Etat, dans l’objectif futur d’obtenir des réparations de la Russie. Lors des débats, plusieurs pays avaient demandé aux Occidentaux de payer pour l’esclavage, le colonialisme, les ingérences, le changement climatique… Mais pour Oleksandra Drik, « il n’existe pas d’autre solution » au projet de tribunal d’agression, et « nous ne voyons pas comment, autrement, nous pourrons obliger la Russie à payer ». Selon Anton Korynevitch, « la participation des oligarques est indispensable » : malgré les blocages juridiques, Kiev espère en effet que les biens gelés des oligarques payeront les réparations.
Stéphanie Maupas