« Déficit public : qui s’endette, s’enrichit ! » par Jean-Claude Mailly*

Tribune collective publiée dans La Tribune le 8 juin 2020.

Aux premières dispositions d’urgence prises par les gouvernements, vont succéder désormais des mesures destinées à accroître notre résilience face à de telles pandémies, ainsi que divers plans de relance et d’investissement public visant à reconstruire le tissu économique et social. 

Cette crise va ainsi amener, pour plusieurs années, les déficits et endettement publics loin des limites fixées par les traités européens. Ainsi, le déficit prévu pour la zone euro par la Commission européenne pour l’année 2020 s’élève à 8.5 % du PIB (0.6 % en 2019), et la dette publique à 103 % du PIB (86 % en 2019). Sur le plan des politiques monétaires, les Banques Centrales ont lancé des programmes exceptionnels d’achat de dette publique sur les marchés.

La Banque Centrale Européenne (BCE) prévoit ainsi d’acheter, selon les termes du Pandemic Emergeny Purchase Program (PEPP), 750 milliards d’euros d’actifs de dette (publique et privée) pour soutenir les Etats dans leurs politiques de relance.

L’idée que la gestion des finances publiques serait similaire à celle d’un ménage ou d’une entreprise s’est incrustée dans nos esprits. Or, un ménage ou une entreprise n’a pas la capacité de s’endetter dans une monnaie qu’il serait capable d’émettre par lui-même, ni la possibilité, comme un Etat, de lever l’impôt pour gérer ses revenus.

Il convient ici de rappeler que, jusqu’en 1973, c’est par des avances de la Banque de France au Trésor que l’Etat français finançait ses déficits. La dette publique de la France n’était alors qu’une créance que la Banque de France (un organe de l’Etat) possédait sur le Trésor (un autre organe de l’Etat). L’absurdité de la conception de la dette comme « fardeau différé pour nos enfants » apparaissait alors beaucoup plus nettement que dans le mode de financement actuel par les marchés. Pourtant, la différence entre ces deux systèmes n’est qu’apparente. En effet, la dette d’un Etat émise dans sa propre monnaie (donc avec le soutien de sa Banque Centrale) peut à tout moment être convertie en monnaie pure et simple (sans maturité). Il suffit pour cela que la Banque Centrale émette de la monnaie pour acheter les titres de dette publique sur le marché. La Banque Centrale peut même ensuite effacer simplement la dette publique de son bilan (opération dite de « monétisation de la dette publique »). 

Y’a-t-il eu dans ce cas « défaut » sur la dette ? Aucunement : les détenteurs de dette publique ont vendu leur titre à la Banque Centrale au prix du marché.

La devise s’affaiblira-t-elle et l’inflation bondira-t-elle suite à cette monétisation ? Dans les économies développées, où le problème est devenu le manque d’inflation, plutôt que son excès, c’est une issue souhaitable mais pas automatique…. On sait en effet que l’inflation sur le marché des biens n’est pas directement reliée à la monnaie émise par la Banque Centrale (la « base monétaire ») mais à la masse de monnaie totale en circulation dans l’économie, qui est le résultat de tous les prêts octroyés par les banques au secteur privé. Or, cette masse monétaire totale s’est déconnectée de la base monétaire depuis la crise financière de 2008.

Faut-il en définitive s’inquiéter de la dette publique et des déficits ? Dans un monde sans inflation, où une grande part de la population active est inemployée ou sous-employée, où le secteur privé est surendetté, où les gouvernements émettent leur dette dans leur propre monnaie, avec le soutien de leur Banque Centrale, la réponse est négative. Dans ces circonstances, les déficits publics s’apparentent à une injection de monnaie par le gouvernement dans l’économie. Cette injection augmente le niveau de richesse du secteur privé et facilite son désendettement, sans provoquer d’excès d’inflation car elle permet de remettre la population inemployée au travail.

A cet instant, il conviendrait en revanche de s’inquiéter du retour en vigueur, probablement dès 2021, des critères budgétaires du Traité de Maastricht et du Traité pour la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) : déficit nominal contraint à ne pas dépasser 3 % du PIB (0.5 % du PIB pour le déficit structurel-ajusté des effets cycliques), objectif à long terme de réduction de la dette publique à 60 % du PIB, avec un rythme de réduction de la dette de 1/20 de l’écart à la cible chaque année. 

Si ces obstacles aux déficits publics ne sont pas rapidement levés, la zone euro risque d’avoir des difficultés à survivre à cette crise. En effet, cette crise a illustré une nouvelle fois les déficiences de la gouvernance budgétaire et monétaire en zone euro. Comme dans toute crise de demande, le secteur privé manifeste aujourd’hui un fort désir d’épargne. Pour atténuer l’effet du choc de demande, cette épargne doit trouver un débouché dans les déficits publics. Cependant, elle ne peut se diriger vers un actif de dette sûr commun à tous les pays (de type « eurobonds »), un tel actif étant inexistant en zone euro. L’épargne en euro se réfugie donc vers les actifs de dette des « pays cœur » de la zone euro (France, Allemagne, Bénélux, Autriche, Finlande), délaissant les dettes des « pays périphériques » (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), perçues par les investisseurs comme risquées. Cette fragmentation de l’épargne, qui concerne également l’épargne provenant des pays périphériques eux-mêmes, aboutit à des écarts de taux d’intérêt (« spread ») insoutenables. Les épargnants expriment le « souhait » de voir les pays cœur dépenser davantage, mais interdisent en revanche aux pays périphériques de le faire. C’est d’autant plus paradoxal que l’Italie est le pays le plus vertueux de la zone euro au niveau budgétaire, la Péninsule ayant réalisé un seul budget annuel en déficit primaire (budget hors intérêts de la dette) au cours des 25 dernières années !

Cependant, les pays cœur refusent de dépenser plus qu’il est nécessaire pour leurs propres besoins. Et dans quelques mois, alors que la phase la plus aigüe de cette crise sera passée, mais que la demande privée sera encore déprimée, ils se verront bientôt contraints de réduire leurs déficits par les traités budgétaires. Face à cette situation, la BCE est tellement contrainte qu’elle ne peut ramener les taux des pays périphériques à des niveaux qui leur permettraient de dépenser suffisamment pour atteindre leur PIB potentiel. C’est ce problème de gouvernance de l’union monétaire qui fait que nous n’avons jamais réussi à sortir de la crise des dettes périphériques survenue en 2010. 

Pour sauver les économies européennes, nous avons besoin d’un changement de paradigme dans la façon dont est perçue et gouvernée la dette publique depuis le traité de Maastricht. Les problèmes persistants de la zone euro depuis 2010 ne sont pas le fruit de dérapages budgétaires de la part de supposés « pays cigales » mais d’un manque de dépenses (publiques comme privées) dans les pays en excédent courant (Allemagne, Autriche, Pays-Bas notamment). Le maintien des très forts excédents courants allemands (7 % du PIB !), rend en effet très difficile le désendettement (privé et public) dans le reste de la zone euro, en même temps qu’il fragilise l’économie mondiale et empoisonne les relations transatlantiques. Et les limites d’action de la BCE, qui se traduisent par des taux d’intérêt beaucoup trop élevés des pays périphériques par rapport à leur taux de croissance nominale, compromettent encore davantage ce désendettement.

Le plan actuel de la Commission Européenne prévoit l’emprunt à long terme, à des conditions de taux extrêmement favorables, de 750 milliards d’euros, montant qui serait dépensé dans les trois prochaines années, en priorité dans les pays les plus touchés par la crise. Ce plan va dans le bon sens, à condition que l’opposition des quatre pays réfractaires (Autriche, Pays-Bas, Danemark, Suède) parvienne à être surmontée…

Cependant, trois réformes urgentes paraissent s’imposer pour faire prospérer la zone euro. Il faudrait en premier lieu suspendre les critères de gouvernance budgétaires. Puis, obtenir des pays en fort excédent courant, et en particulier de l’Allemagne, qu’ils résorbent ces excédents ou qu’ils les compensent par des transferts fiscaux vers les pays périphériques. Enfin, il faudrait réformer les traités pour permettre à la BCE d’assumer pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort aux Etats de la zone euro, en offrant à tous les Etats-membres des conditions de financement semblables à celles de pays monétairement souverains comme le Royaume-Uni, le Japon ou les Etats-Unis. Ainsi, le Japon, qui affiche le ratio dette/PIB le plus élevé des pays de l’OCDE, et les Etats-Unis, qui n’ont plus enregistré un seul budget en excédent primaire depuis 2007, se financent, avec l’aide de leurs Banques Centrales respectives, à des taux inférieurs à leur croissance nominale depuis 2013.

Au regard de ce qui précède, les déficits publics n’apparaissent plus comme un « problème » mais émergent au contraire comme une condition à la relance des économies européennes post-Covid. Les limites contraignantes de déficit ou de dette publique n’ont aucune justification économique. Il en est de même pour les freins aux interventions de la Banque Centrale sur le marché de la dette. Il est plus que temps d’abandonner ces fétiches et ces tabous au bénéfice d’une politique dédiée au plein emploi. Comme l’a si bien exprimé Mark Twain, « les vaches sacrées font les meilleurs hamburgers ».

*Jean-Claude Mailly, membre de Synopia, co-écrit avec Jean-Martin Cohen-Solal, Steve Ohana, Lionel Melka et Lionel Tangy-Malca.

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