Retrouvez l’article d’Alexandre Malafaye publié sur Atlantico le 18 octobre 2019.
Les unes après les autres, les principales corporations qui font face, en première ligne, au public disent leur ras-le-bol, leur lassitude et leurs craintes. Il y a d’abord eu les grèves et manifestations des urgences hospitalières, épuisées par le flux ininterrompu de malades à leur porte, et la tension inévitable qui en résulte. Depuis cet été, et la mort tragique d’un des leurs écrasé par un délinquant récalcitrant, les maires de petites communes font valoir leurs difficultés quotidiennes. Les pompiers manifestent régulièrement leur amertume d’être agressés alors même qu’ils portent secours. Il y a eu le suicide d’une directrice d’école, fin septembre, et sa lettre d’adieu faisant état de l’impossibilité d’assumer une fonction difficile avec des injonctions contradictoires, suicide qui a déclenché une vague de colère de la part de ses collègues. C’est au tour des policiers qui manifestent, las de travailler dans des conditions matérielles dégradées, en étant souvent victimes d’hostilité voire d’agressivité, et sans réelle reconnaissance. Et hier encore, des pompiers…
Pour toutes ces professions, les menaces sur les régimes de retraite ont été la (grosse) goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien plein.
Une caractéristique est commune à tous ces métiers : ce sont des fonctionnaires qui sont en première ligne face aux difficultés de la population. Une telle conjonction n’est donc pas fortuite, elle est systémique, comme disent les économistes. Elle interroge les fondements même de l’organisation du service. Il faut donc analyser l’une après l’autre, toutes les causes possibles en les considérant, en première approche, comme des hypothèses de travail, sans les charger ab initio d’une valeur politique ou morale. Il est probable que l’explication sera un composé de plusieurs de ces causes primaires.
La première explication possible est de considérer que les citoyens sont devenus ingérables, tout à leur individualisme qui les fait considérer la satisfaction immédiate de leurs intérêts égoïstes comme la règle qui doit s’appliquer à eux. Il est certain qu’après plusieurs siècles de contraintes, les cinquante dernières années qui ont mis l’accent sur les libertés et sur les droits individuels, ont pu exacerber dans l’esprit de beaucoup les revendications sur l’air du « j’ai le droit de » ou de « j’ai droit à ». Si l’on ajoute au primat de l’individualisme, et du règne des « droits à », l’idée véhiculée par les films d’action américains qu’il vaut mieux être son propre justicier que d’attendre quoi que ce soit des institutions, on a le cocktail explosif qui met à mal les services de proximité les plus indispensables à la population.
Il s’ajoute à cette explication sociologique une grande confusion dans les concepts qui touchent à l’art de vivre en société. Non seulement la liberté et les droits individuels, mais également des notions telles que la laïcité, la sécurité, le respect, ou même le simple savoir-vivre n’ont pas la même signification pour tous. Il devient dans ces conditions difficile de s’entendre sur des comportements qui soient vécus comme « corrects » ou « raisonnables » de part et d’autre.
La deuxième hypothèse consiste à supposer que les lois et les normes régissant la société sont mal faites. On entend souvent le reproche de textes désincarnés, « venus d’en haut », et qui seraient en décalage avec les réalités. Les fonctionnaires en charge des services publics à la population doivent souvent appliquer, disent ils, des réglementations incompatibles entre elles ou peu adaptées aux souhaits des populations auxquelles elles doivent s’appliquer.
La dernière hypothèse consiste à envisager que les services publics ne disposent pas d’assez de moyens matériels et humains pour mener à bien leurs missions, face à un public de plus en plus nombreux et de plus en plus exigeant. Il est certain que, à fonctionnement constant, il faut plus de moyens pour résoudre des problèmes plus nombreux ou plus compliqués, alors même que les gouvernements successifs cherchent au contraire à rogner les dépenses.
Toutes ces explications contiennent une part de vrai. Les gens sont plus individualistes, les règlements sont trop nombreux et trop généraux, et les moyens trop chichement mesurés.Cependant, une hypothèse mérite d’être avancée, car d’une certaine façon, elle englobe toutes ces explications. Quand un processus manque systématiquement de moyens pour être opérant, c’est généralement parce qu’il n’est pas adapté à la situation à laquelle il a à faire face, et qu’il vaut mieux songer à en changer. Toutes les organisations doivent en effet faire plus avec moins, et l’équation ne peut se résoudre qu’en changeant profondément le modus operandi, et en sollicitant mieux les ressources humaines disponibles. En ce qui concerne les services publics « de contact », il est probable que ce soit le cas.
Cela vaudrait certainement la peine de réfléchir à organiser la production de ces services d’une autre façon. Mais contrairement à tout ce qui a été fait jusqu’ici, il faudrait changer de méthode dès la phase de conception de l’organisation du service. Jusqu’à présent, ce sont toujours les administrations centrales qui ont conçu la façon de rendre le service et qui l’ont imposée aux services de terrain, par lois, décrets et circulaires.
Pourquoi ne pas renverser la pyramide ? Il serait possible d’imaginer que la nouvelle organisation soit définie, non plus depuis l’administration centrale, mais localement, par chacun des services, et en menant un travail en profondeur et continu de co-construction avec les bénéficiaires dudit service. Dans ces conditions, il y a fort à parier que les citoyens, en ayant compris les contraintes et les nécessités liées à la technique, à la topographie des lieux, aux effectifs disponibles, etc., seraient moins dans l’exaspération vis-à-vis des professionnels. Il est à peu près certain que les méthodes ainsi conçues seraient à la fois plus efficaces et moins onéreuses, car utilisant toutes les ressources disponibles, même celles qui ne sont pas apparentes vues de Paris. Il est même possible que les citoyens deviennent, pour certains d’entre eux, d’efficaces auxiliaires pour délivrer le service. Il en existe un bel exemple récent. La Croix Rouge a formé des centaines de volontaires aux premiers secours en les rendant capables d’intervenir en cas de malaise cardiaque et elle les a constitués en un réseau, mobilisables par simple SMS. Un jeune homme de 15 ans a pu ainsi sauver la vie de son voisin car il a pu être présent auprès de lui en quelques minutes et pratiquer les gestes idoines.
Bien entendu, mettre en place ce changement de méthode supposerait que l’administration centrale se départisse de son syndrome « fordiste » qui distingue ceux qui pensent (dans les bureaux parisiens) et ceux qui exécutent (sur le terrain). Cette révolution des mentalités serait également profitable aux fonctionnaires des administrations centrales. Au lieu de produire de la réglementation à jet continu, souvent en décalage avec les besoins, ils pourraient se concentrer sur les tâches essentielles de définition des objectifs, d’affectation des moyens, de capitalisation des bonnes pratiques et d’appui en méthodologie et en expertise pointue.
Cela s’appelle de la bonne gouvernance. Ou, dit autrement, comment faire entrer nos services publics dans le « nouveau monde ».