Retrouvez cet article publié dans Atlantico le 13 mars 2019 sur leur site internet.
A cette occasion ressurgit le débat sur le niveau des prélèvements obligatoires, que les économistes de plateau-télé estiment à l’unisson trop élevé. Il est vrai que la France dispose du plus fort taux mondial de prélèvements obligatoires, mais est ce si dangereux ?
Pour démêler la réalité du fantasme, il convient d’abord de faire un peu d’histoire et de géographie élémentaires, puis d’en tirer les conséquences économiques et politiques.
Un peu d’histoire. Le taux de prélèvements obligatoires n’a cessé de croître depuis cinquante ans, en France et dans tous les pays développés. Ceci s’explique. A mesure que les sociétés modernes augmentent leur niveau de développement, il est inéluctable que la part de la richesse produite consacrée à des actions communes augmente. Le niveau d’instruction s’est considérablement élevé en cinquante ans. (Seuls 20% d’une classe d’âge parvenait au bac dans les années 70, il y en a désormais 80%). Cette hausse du niveau général de la population – dont il faut se réjouir –nécessite plus de professeurs, plus de collèges et de lycées. Il a donc un coût qui pèse inévitablement sur le taux de prélèvements obligatoires. Le raisonnement est le même sur l’élévation de l’espérance de vie de la population (qui entraîne des dépenses supplémentaires en versement de retraites, en frais de santé, en EHPAD, etc.), sur l’amélioration de l’état sanitaire général (qui nécessite davantage de médecins, d’infirmières, d’hôpitaux, de scanners, etc.), et ainsi de suite. Sauf à considérer que ces progrès doivent être payés individuellement, ce qui n’est pas le choix français, il est inéluctable que les dépenses communes s’accroissent. Et donc le taux de prélèvements obligatoires. Les prélèvements obligatoires ont une tendance lourde à croître avec le développement, et c’est plutôt une bonne nouvelle.
Un peu de géographie. D’après les statistiques internationales, les pays semblables à la France prélèveraient moins que la France pour les dépenses communes. Encore faut-il comparer des grandeurs similaires. Dans la plupart des pays anglo-saxons (Etats-Unis notamment), les assurances santé, retraite ou chômage sont en grande partie privées, c’est-à-dire que les gens cotisent de façon volontaire à des assurances couvrant ces risques. Ces cotisations n’entrent pas dans le calcul des prélèvements obligatoires, mais sortent néanmoins bel et bien du revenu disponible des ménages qui ont souscrit ces assurances. De même, aux Etats Unis toujours, l’enseignement supérieur est payant, et les étudiants souscrivent souvent de lourds emprunts pour financer leurs études. Autre exemple : dans les pays d’Amérique du sud, ou en Afrique du sud, la sécurité est très mal assurée ; aussi les personnes qui en ont les moyens achètent des services privés de sécurité (lotissements gardiennés, gardes du corps, voitures protégées etc.). Troisième exemple : dans de nombreux pays, il n’existe pas de crèches publiques ; la garde des enfants s’effectue donc sur un mode privé, par des associations de quartier ou par des entreprises spécialisées.
Un peu d’économie. En fait, pour comparer utilement les pays, il conviendrait de regarder finement les prestations assurées par les pouvoirs publics, et les mettre en regard de l’ensemble des impôts et autres prélèvements. Les comparaisons internationales prendraient alors davantage de sens. En fin de compte, le niveau des prélèvements obligatoires dans un pays n’est en soi ni bon ni mauvais. Ce niveau ne représente que le degré de la mutualisation de la richesse produite que les citoyens ont souhaité. Il témoigne seulement du niveau de solidarité (au sens mécanique du terme) qu’une société a établi entre ses membres.
La comparaison des taux de prélèvements obligatoires est d’autant plus malaisée que, (comme le soulignent tous les rapports sur la question, comme celui de la cour des comptes de 2017), les normes comptables et les méthodes de calcul diffèrent. Tout au plus peut-on se livrer à des comparaisons par grandes masses. Ainsi la France connait un taux de prélèvements d’environ 50 % du PIB (un peu moins pour les recettes, un peu plus pour les dépenses, la différence constituant le déficit annuel). Sur ce montant, un peu plus de la moitié est constitué par la protection sociale ( la « Sécu »), avec ses quatre branches santé, vieillesse, chômage, et famille, qui représente donc environ 30 % du PIB . Les Etats-Unis, de leur coté, ont un taux de prélèvements obligatoires de 27% selon l’OCDE. Si l’on considère que la protection sociale « obligatoire » est minimaliste aux Etats-Unis, on voit que les 30% français expliquent à eux seuls la différence entre le taux français de prélèvements (46,2 % selon l’OCDE) et le taux états-uniens (27,1%).
Pour affiner la comparaison entre les deux pays, il faudrait regarder également d’autres postes. Par exemple l’enseignement, notamment supérieur, est principalement à la charge des étudiants aux Etats-Unis, donc n’est pas comptabilisé dans les prélèvements obligatoires. En revanche, la Défense dispose aux Etats-Unis d’un budget proportionnellement bien supérieur à celui que lui consacrent les pays européens. L’armée états-unienne est ainsi de loin la plus puissante du monde, ce que le citoyen de ce pays peut considérer comme un gage de protection vis-à vis d’éventuelles agressions extérieures. C’est l’expression d’un choix collectif tacite.
Enfin, si l’on veut aller jusqu’au bout du jeu des comparaisons internationales, il faudrait se livrer à une analyse encore plus fine et regarder non seulement les montants qui y sont consacrés, mais les résultats des politiques publiques. On verrait alors que les résultats des politiques publiques ne sont pas toujours proportionnels aux crédits qu’on leur consacre. Si l’on considère par exemple la mission « sécurité » (il incombe à chaque Etat la responsabilité d’assurer la sécurité des personnes et des biens), celle ci dispose aux Etats-Unis d’un budget nettement plus important qu’en France. D’ailleurs, l’efficacité apparente des services est au rendez vous, puisque le taux d’emprisonnement est plus de 7 fois supérieur aux Etats-Unis (743 prisonniers pour 100 000 habitants contre 102 en France). Pour autant, la sécurité n’est pas meilleure aux Etats-Unis, comme le montre par exemple le taux d’homicides, qui est de 4,2 pour 100 000 habitants, contre 1 en France. Ceci signifie que le montant des prélèvements n’indique pas forcément un meilleur service rendu à la population. Dans l’exemple de la sécurité, non seulement le prélèvement états-unien est supérieur, mais le service rendu est moindre.
Si l’on s’intéresse à la santé de la population, les chiffres OCDE montrent que les Etats Unis consacrent 17,2% de leur PIB (il s’agit principalement d’argent privé, celui que les malades consacrent à leur santé, directement ou via leur assurance privée) à cet objet. Les Français, de leur coté, y consacrent 11 % (il s’agit pour l’essentiel d’argent « public », mutualisé par l’assurance maladie). Pour autant, il semble bien (taux de morbidité, espérance de vie, etc.) que l’état sanitaire de la population soit meilleur en France qu’aux Etats-Unis. Sur cet exemple également, le succès de la politique publique n’est pas complètement corrélé avec les crédits qui y sont consacrés, que ces crédits soient publics ou privés.
Un peu de politique
En revanche, ce que ne dit pas le niveau des prélèvements obligatoires, c’est la répartition des efforts de paiement et la répartition des bénéfices de l’action publique.
En clair cela recouvre deux questions :
Qui paie pour les charges communes? Les riches ou les pauvres ? Les particuliers ou les entreprises ? De façon proportionnelle ou graduée ? etc.
Qui bénéficie de l’action publique ? Les nécessiteux ou tout le monde ? Les urbains ou les ruraux ? Les jeunes ou les vieux ? Les entreprises ou les particuliers ? Les vivants ou les générations futures ? etc.
Ce sont ces deux questions qui devraient se trouver au centre d’un véritable débat politique sur la fiscalité, bien plus que celle sur le niveau « idéal » de prélèvements obligatoires.
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Trois pistes de progrès
Ainsi, en première analyse, on peut estimer que par rapport aux services rendus, le système français n’est pas significativement plus vorace que ceux des pays semblables. Est-ce à dire que tout va pour le mieux, et qu’il faudrait ne rien toucher ? Evidemment non. Trois pistes majeures mériteraient d’être explorées avec plus de vigueur.
Mobiliser les fonctionnaires. Il est certain que, dans chaque service public, il existe des marges de progression interne. L’éducation nationale doit pouvoir éduquer mieux avec moins de dépenses, le ministère de l’intérieur doit pouvoir assurer une meilleure sécurité avec moins de moyens, il doit être possible d’améliorer l’état sanitaire de la population en dépensant un peu moins, et ainsi de suite. C’est l’équation qui est proposée à tous les dirigeants d’entreprise : faire mieux pour moins cher. Pour y parvenir, la recette est simple : il faut décider une fois pour toutes de renoncer aux instructions générales venues d’en haut ; et, au contraire, privilégier la mobilisation des énergies des équipes de terrain, et faire circuler les bonnes pratiques afin d’entretenir une saine émulation. Il est par exemple étonnant que le ministère de l’Education nationale, qui constitue l’une des plus importantes concentrations de matière grise au monde ( un million de personnes de niveau « bac + 5 » !), ne cherche pas à mobiliser pas cette ressource et qu’il préfère procéder par circulaires impérieuses émanant de l’administration centrale… Pourtant les enseignants réfléchissent chaque jour à leurs pratiques, individuellement et entre collègues, ils lisent et écoutent les meilleurs scientifiques mondiaux exposer les progrès des neurosciences et les avancées des connaissances sur les processus d’apprentissage. Ils seraient a priori les mieux placés pour faire progresser la performance du service public de l’enseignement. Encore faudrait-il les mobiliser.
Simplifier les structures redondantes. Une deuxième source d’économie massive des deniers publics serait de simplifier l’écheveau des responsabilités concourant à la fourniture des services publics. En premier lieu, il conviendrait de supprimer au moins deux niveaux de collectivités territoriales. Cette décision pourrait être prise à l’issue d’un débat public approfondi qui aurait permis de voir les avantages et les inconvénients des différentes options possibles (quelles collectivités faut il supprimer ? quelle coordination doit s’instaurer entre les institutions restantes ?), et de progresser vers un consensus raisonnable. En second lieu, il faudrait faire disparaitre, cette fois de façon directive, les agences, hautes- autorités, et autres comités (il y en plus de 400 !), qui doublonnent avec les administrations traditionnelles et qui leur ponctionnent des ressources budgétaires rares.
Cet effort d’élagage des structures, difficile mais indispensable, permettrait à n’en pas douter d’améliorer singulièrement l’efficacité de la sphère publique.
Distinguer la politique et la gestion. Enfin, une troisième voie de progrès serait que la sphère politique change la conception de son propre rôle, afin de trouver une nouvelle légitimité. Plutôt que de chercher à faire le travail des fonctionnaires, le personnel politique se rendrait plus utile en remplissant des fonctions qui sont aujourd’hui en déshérence : défricher l’avenir ( en consultant les experts de chaque domaine), pour en tirer des propositions constituant un projet de société cohérent et souhaitable ; faire œuvre de pédagogie pour convaincre les citoyens du bien-fondé de leurs propositions ; décider des grandes lignes d’action retenues ; choisir les fonctionnaires en charge de mener les politiques publiques ; exiger des points réguliers de la progression des actions publiques ; corriger les trajectoires, en transparence avec l’électorat ; et, pour boucler la boucle, soumettre les bilans de mandature aux citoyens. Cela représente beaucoup de travail, c’set plus difficile que de contrôler de façon scolaire le travail des administrations, ce n’est pas forcément gratifiant, cela donne moins le sentiment de puissance sur les hommes. Mais c’est le prix à payer pour rendre à la démocratie représentative sa légitimité et, peut-être, sa noblesse.