« Facebook a donné une puissance politique aux gilets jaunes et à Bolsonaro », retrouvez l’article de Jacky Isabello, Co-Fondateur de l’agence CorioLink et administrateur de Synopia.
Google et Facebook possèdent un rang à part au sein des outils qui subliment la visibilité d’un message; des capacités quasi-miraculeuses à cibler les bons publics.
Étrange sentiment en lisant dans le Journal du Dimanche du 3 février 2019 l’interview de Laurent Solly, vice-président de Facebook pour la France et l’Europe du Sud. N’ayons pas peur des mots -même s’il eut davantage à clarifier les maux de ses technologies que le sens de ses propos– je me suis amusé à remplacer certains termes en imaginant qu’il faisait état d’une nouvelle idole, comme s’il parlait de dieu ou d’une nouvelle forme de religion. Doit-on en rire ou s’en effrayer, ça colle. Concernant l’empire du réseau social face aux fake news, concernant son rapport à l’argent, sa difficulté à contenir la propagation de la haine parmi ses fidèles, son influence sur les grands mouvements qui ont enflammé le monde lors de cette dernière décade (des « révolutions arabes » en passant par l’élection de Trump et celle de Bolsonaro) jusqu’au rôle joué par les outils de la gigasphère Facebook quand ils sont utilisés par les mains en colère du mouvement des Gilets jaunes, ou encore la taille impressionnante de sa communauté –27 millions de Français sont chaque jour actifs sur la plateforme qui a érigé le pouce bleu en symbole religieux. Si le Pape François discourait sur l’état de l’Union chrétienne, il pourrait adopter la même posture sémantique.
Arrêtons-nous quelques secondes sur une des assertions du très talentueux et très fin politique patron de Facebook, sans doute celui des anciens collaborateurs de Nicolas Sarkozy à l’Elysée qui a le mieux progressé. Selon lui: « Facebook n’a ni créé, ni amplifié ce mouvement ». Certes Facebook n’a pas créé le mouvement des gilets jaunes. Mais comment peut-on dire qu’il n’a pas amplifié la colère? Or ce n’est pas honteux. Reproche-t-on aux constructeurs automobiles les excès de vitesse des conducteurs? Trois faits et chiffres pour montrer la modestie des responsables de cette superbe entreprise dont mon propos n’est aucunement d’instiller l’idée de la détruire, mais par honnêteté et apport de sources et faits, de montrer un peu de sa véritable puissance. Tout d’abord, signalons la remarquable enquête de Ryan Broderick sur la version anglaise du site Buzzfeed, ce dernier, comme nombre de sites web d’information en ligne, ayant été victime de la chute de ses revenus publicitaires suite à la reconfiguration de l’algorithme de Facebook due au scandale Cambridge Analytica aux USA (qui a favorisé l’élection de M. Trump). L’article analyse la conjugaison entre médias locaux dits « mainstream » et les groupes de contestation créés sur Facebook et non par Facebook.
En tant que communicant, je suis attentif aux faits. Je suis payé pour donner de la lisibilité et de la visibilité à des organisations. Je sais également que ma capacité à amplifier les messages de mes clients restera un point essentiel pour mesurer mon utilité. Contrairement à ce que tente de minorer M. Solly, Facebook possède un rang à part au sein des outils qui subliment la visibilité d’un message; les capacités quasi-miraculeuses des Facebook et Google à cibler au plus près les publics à influencer sont incomparables. Ces performances se jugent concrètement aux revenus que ces plateformes génèrent. Ou bien cela reviendrait à traiter d’idiotes ces entreprises, TPE-PME, qui investissent dans leurs solutions. Le réseau social ne cache pas, en mettant en scène dans ses publicités ces entreprises, l’enthousiasme de ses clients. En effet la publicité en ligne se développe fortement. D’après les derniers chiffres dévoilés par le Syndicat des régies Internet (SRI) et PwC en partenariat avec l’Udecam dans le cadre de l’Observatoire de l’e-pub, le marché français a connu une croissance record l’an dernier, à +17%. Google (via le search) et Facebook (y compris sa filiale Instagram) trustent à eux seuls environ 70% du marché. Dans ses calculs, le SRI a mesuré que les médias historiques (télévision, presse ou radio) ne pèsent que 6% du marché de la publicité numérique. La forte croissance dégagée l’an dernier n’a profité qu’à ces deux acteurs puisqu’ils ont capté 94% de la croissance. Donc, Facebook et Google ont capté 94% de la croissance de ce marché. Si Facebook n’amplifie rien alors RENDEZ L’ARGENT!! (en référence à ce slogan qui fit florès sur les réseaux sociaux lors de la campagne présidentielle en opposition à l’attitude du candidat Fillon).
WhatsApp a fait élire Jair Bolsonaro: pour 8 secondes seulement!
Enfin, troisième point édifiant. Facebook est puissant car il est tentaculaire. Le vaisseau amiral créé par M. Zuckerberg vogue en tête de la flotte, mais WhatsApp et Instagram le suivent de près. Et ils renforcent leur puissance, leur puissance politique notamment. Pour achever ce propos, je souhaiterais déverser un peu de crainte dans l’avenir que nous réserve ce nouveau monde numérique, s’il nous prenait l’envie de ne pas le maîtriser. Et il est aussi une autre pierre dans le jardin des dirigeants de Facebook en France et ailleurs. La semaine passée était invité en France un éminent francophile brésilien, Renato Janine Ribeiro, ancien ministre de l’Education nationale du Brésil en 2015 et Président du Directoire de l’Alliance Française de Sao Paulo. Convié par RFI à commenter les 30 premiers jours du nouveau dirigeant du Brésil M. Jair Bolsonaro, la conversation vint rapidement sur les raisons de son accession imprévisible à la tête de cet état gigantesque. Il rappela ce que chacun sait désormais, la place donnée à WhatsApp dans la stratégie de conquête du pouvoir. Lorsqu’il lui a été demandé de creuser un peu plus ce point, il livra une information détonante, qui me sécha tel un coup de poing au sternum. Le Brésil dispose d’un système politique très compliqué. Près de 30 partis politiques se sont présentés lors de cette dernière élection. M. Ribeiro affirma que M. Bolsonaro n’avait d’autre choix que de singer la stratégie de M. Trump en utilisant abondamment les outils numériques des médias sociaux, car la loi électorale, compte tenu de sa faible présence dans les instances politiques brésiliennes, ne lui accordait que 8 secondes de temps de parole par jour sur les antennes des médias publics. Vous lisez bien 8 secondes. Évidemment avec ce temps de parole, qui aurait pu envisager qu’il ait le temps de faire passer ses messages extrémistes, simplistes, nimbés de fake news, dont nombre ont influencé l’électorat brésilien, s’il avait été confronté à des journalistes formés et détenteurs d’une carte de presse, soucieux de confronter les idées de M. Bolsonaro à une réalité plus complexe. Puis, sa sauvage agression fit le reste, et seulement après! WhatsApp fut donc l’arme de persuasion massive. Ce n’est pas un hasard si Facebook a annoncé, fin janvier, des restrictions dans la possibilité de propager des informations via cette application extrêmement pratique.
Le scientifique Oppenheimer, parfois appelé abusivement père de la bombe nucléaire, n’a pas largué les armes que ses travaux ont contribué à créer. De même Facebook n’est responsable en rien des turpitudes qui émergent sur ses espaces publics de dialogue et de partage. Toutefois, affirmer que la plateforme « n’amplifie pas » relève de l’incantation politicienne et du désir de « noyer le poison ». Surtout il est la négation d’un modèle de business extrêmement innovant dont chaque régie publicitaire des médias classiques connaît la puissance et la redoutable addiction qu’il nourrit chez les utilisateurs.
Dieu, quelle que soit la manière dont le prononce les fidèles, n’est en rien responsable des horreurs proférées en son nom. Toutefois lorsque son Eglise met du temps à récuser certaines brebis galeuses, à l’instar des Eglises chrétiennes face à la pédophilie, l’Islam face à l’islamisme radical, elle court à terme un risque de déréliction. Facebook se voit fréquemment comparé à une nouvelle forme d’Etat, au sens juridique le plus noble du terme. S’il s’affirmait en tant que nouvelle forme de religion, il prendrait le risque s’il dissimulait les travers les plus graves dont il est la première victime, de vivre l’exécution d’une règle intemporelle: il n’y a qu’un pas du Capitole religieux à la Roche Tarpéienne sectaire…