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Atlantico : Selon un sondage réalisé par l’IFOP pour Synopia, seuls 17% des Français jugent que le partage des richesses produites par les entreprises entre les parties prenantes est équitable, contre 83% qui le jugent inéquitables. Comment analyser un tel résultat et quel défi représente-t-il pour les entreprises elles-mêmes ?
Alexandre Malafaye : Tout d’abord, il me semble important de dire qu’en commençant cette enquête, on ne s’attendait pas à de tels résultats. On savait que les Français avaient une défiance importante vis-à-vis de l’économie et du monde de l’entreprise.
Quand on voit la récente Une du Monde : « Profit du CAC40, 93,4 milliards d’euros », on sait ce qu’on cherche à agiter chez les Français. Les gens ne regardent que les chiffres et ne voient que la question n’est pas là. Il est bien de faire du profit. La vraie question est : où va le profit ?
Mais malgré tout cela, on ne s’attendait pas à un score aussi important : 83%, c’est un score très massif. C’est un score qui traverse toutes les couches sociales, toutes les couches socio-professionnelles, et qui ont même peu de disparités sur le plan politique : à droite, à gauche, à l’extrême-droite, à l’extrême-gauche ou même macronien, vous êtes très concerné par le sujet. Cette homogénéité est le premier enseignement du sondage, même s’il y a quelques disparités.
Quant à la question du risque, c’est un autre problème. Je ne saurai dire si cette opinion est véritablement fondée ou si elle est plus du domaine de la perception. La France n’est pas non plus le pays inégalitaire au monde, en tout cas. Quand on regarde le reste du monde, cela va même pas si mal que ça. Mais la vraie question qu’il faut se poser derrière, à la fois pour les dirigeants politiques et les dirigeants d’entreprise, c’est : est-ce que cette perception d’inégalités, fondée ou pas, est tenable dans la durée ? Peut-on bâtir un projet de société, un projet d’entreprise, fait avec des collaborateurs quand 5 sur 6 d’entre eux considèrent que tout ça n’est pas juste ?
C’est un vrai sujet : ils considèrent que le système actuel est injuste. Certes ils vont faire le job, plus ou moins motivé, plus ou moins porté par le sens du métier et du devoir accompli, mais reste la question de la confiance, confiance dans ce qui est le plus fondamental dans notre société. Pourquoi le partage de la valeur est-il fondamental ? Tout simplement parce que c’est le nerf de la guerre, c’est le coeur de la logique de production de l’entreprise. L’entreprise génère du chiffre d’affaire puis en vient naturellement à le répartir, car c’est sa finalité – car il s’agit bien de fabriquer du profit. Aujourd’hui, ce profit a l’air d’être partagé de manière très limite. C’est ce qui pose un vrai problème de modèle, de compréhension, de confiance. La question est aujourd’hui : comment entrainer les gens dans la durée ? Car il reste possible qu’un jour les gens disent : « il y en a marre », et qu’ils renversent la table.
Certaines particularités régionales peuvent apparaître dans ce sondage, laissant entrevoir, sans surprise, une approche plus favorable de l’équité en région parisienne, tête de proue de l’économie française. Quelles sont les autres disparités catégorielles et que nous enseignent-elles ?
Cela me parait assez logique. Je n’aime pas trop tomber dans l’anti-parisianisme primaire. Cela ressemble au discours que Macron est le président des villes et que le reste est la France périphérique, des territoires.
Même s’il y a un peu de ça : il est vrai qu’on est plus « agile », qu’on est moins exposé quand on habite en région parisienne. Mais malgré cela, les écarts ne sont pas si importants que ça.
Contrairement à une idée reçue laissant penser que la notion d’équité ou d’égalité serait exclusive de la gauche, la droite et le centre manifestent également à une grande majorité cette perception d’iniquité. Face à un tel défi, quelle pourrait être une réponse « libérale » adaptée à la situation ?
Pour ce qui est de l’identité politique, on observe une différence importante dans la deuxième partie de notre sondage sur le fait que les entreprises payent ou non leurs impôts là où elles sont domiciliées. A gauche, les gens sont plus sensibles à cette information. Ils seraient plus prêts à acheter tel produit parce que l’entreprise ou le fournisseur paye ses impôts en France, et l’inverse si cela n’était pas le cas. On est à près de 80% pour les gens de gauche, contre 69% pour les électeurs de droite. Peut-être que les électeurs de droite sont plus en confiance sur ces questions-là, ou plus à l’aise avec la mondialisation. Et il ne faut pas exclure que ce soient d’autres critères sociologiques qui jouent dans cette question et qui les rendent plus concernés par une approche libérale, leur faisant considérer comme dans la mentalité américaine « que le meilleur gagne! »
Pour ce qui est de la réponse libéral, cela dépend de ce qu’on entend par le terme libéral. S’il s’agit de la prendre dans l’acception d’une économie capitaliste qui s’est financiarisée, ce n’est pas souhaitable bien sûr. Dans son acception classique, cela l’est certainement plus.
En fait la question est celle du modèle. Si on remonte de deux ou trois crans en arrière, on remarque que si aujourd’hui tout le monde râle pour les retraites, si tout le monde critique la nouvelle CSG qui vient prendre dans la poche des retraités « les plus aisés » – tout cela n’étant pas bouleversant si on relativise un peu, ce n’est pas un racket organisé – c’est peut-être parce qu’il y a 25 ans, les mêmes qui râlent aujourd’hui n’ont pas accepté les réformes des retraites après 1995. S’ils les avaient acceptées, on n’en serait peut-être pas là. Les mêmes qui aujourd’hui râlent étaient ceux qui il y a 25 ans ont en tant que citoyens et en tant que politiques se sont opposés à la création des fameux fonds de pension à la française. Si on avait accepté cette forme de retraite complémentaire par voie de capitalisation, la situation serait différente. Le CAC 40 ne serait pas possédé par Blackrock et consorts, et on n’aurait pas cette aspiration dramatique de nos profits outre-Atlantique. On aurait eu une meilleure maitrise de notre modèle français avec des actionnaires davantage préoccupé par le développement de leurs entreprises que par le rendement… c’est toujours pareil malheureusement : loin des yeux loin du coeur.