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Et si nous mettions un instant de côté nos convictions personnelles sur l’Union européenne et oublions les débats sans fin entre les européistes convaincus et les anti-européens acharnés ? Tel était l’un des enseignements de la conférence organisée par Synopia avec Enrico Letta, ancien premier ministre italien (2013-2014) et Hubert Védrine, le 12 février dernier. Deux « grands européens » qui, s’ils n’empruntent pas les mêmes sentiers de réflexion pour « faire1 » ou « sauver2 » l’Europe, cherchent le même port et partagent les mêmes valeurs et les mêmes inquiétudes quant à l’avenir de l’UE.
Car dans les faits, qui trouvons-nous entre le camp des européistes et celui des anti-européens ? Une majorité pragmatique et dépourvue d’idéologie, qui pose une question simple : pourquoi et pour quoi, les États-nations d’Europe devraient-ils déployer des moyens et de l’énergie pour sauver l’Europe ? Pour peu que l’on considère utile d’écouter la voix des peuples, la question semble pertinente ; mais pour beaucoup, notamment les élites européennes, ce questionnement suffit à cataloguer ses auteurs d’eurosceptiques, au mieux, ou d’europhobes, au pire.
Un tel mépris, quand il vient de si haut, est critiquable au dernier degré. D’abord, parce que le si faible nombre de pro-européens convaincus devrait, a minima, inciter à moins d’arrogance. Avoir raison ne suffit pas à convertir les âmes. Ensuite, parce qu’il révèle un déni de réalité aussi obscur que suspect. Et enfin, parce qu’il bloque toute recherche de dialogue avec les eurosceptiques qui eux, ne demandent qu’à changer d’avis, à condition que l’UE redevienne lisible et légitime. En effet, si les dizaines de millions d’anti-européens, présents dans tous les pays et parfois proches d’être majoritaires, ne risquent pas de tourner casaque, il n’en va pas de même pour les eurosceptiques. Loin des dogmes, ils ne perçoivent tout simplement plus le sens du récit européen et assistent, impuissants et ahuris, à la montée en puissance de nos divisions et à notre marginalisation.
Il est temps de renoncer à ces discours moralisateurs qui condamnent toute remise en cause de l’Union et balayent d’un revers de main les doutes de ceux qui, loin d’en vouloir la destruction, interrogent son utilité. Ne pas s’y intéresser, comme c’est le cas depuis qu’a commencé cette intégration à marche forcée, a conduit au décrochage des peuples. L’image d’une armée dont les généraux seraient au front et les troupes dans les casernes… La vraie menace est là, et elle devrait mobiliser toutes affaires cessantes les dirigeants de l’UE : récupérer les peuples, et agir de façon concrète pour que l’UE ne soit plus perçue comme une machine sans pilote conçue par et au service d’une vague mais inquiétante oligarchie. Cet impératif doit amener à revoir ses compétences et conduira, peut-être, le jour venu, à amender ou changer les traités.
En attendant, les citoyens européens ne peuvent plus se satisfaire d’une Union souvent incohérente et abstraite, qui improvise au gré des crises et des urgences pour ensuite recommencer à intervenir dans des domaines considérés comme mineurs avec ses deux outils préférés : la brimade réglementaire et le catimini feutré des couloirs de Bruxelles.
Les réponses attendues par les « eurosceptiques récupérables » passent par la redéfinition de l’application du principe de subsidiarité, sacrosaint pilier de la gouvernance de l’UE. La subsidiarité consiste à choisir l’échelle et le mode d’intervention le plus efficace pour réussir une politique. À titre d’exemple, ce principe conduirait la Commission à fixer à chaque État un objectif personnalisé de réduction de consommation d’eau, sans imposer à tous le débit des poires de douche et des chasses d’eau. Choisir entre la fin et les moyens. A l’évidence, il faut « débruxelliser » la Commission, et dans son discours sur l’état de l’Union, prononcé en septembre dernier, Jean-Claude Juncker, son Président, encourage cette voie sans ambiguïté aucune. Une vraie réflexion sur la subsidiarité aiderait aussi à combattre les craintes liées aux pertes de souveraineté et aux transferts de compétences. À ce sujet, quel dommage de ne pas avoir privilégié le recours à un vocabulaire moins anxiogène. Il eut été bien plus judicieux de parler d’un partage des compétences nationales garanti par le contrôle démocratique.
Pour cela, il est indispensable que le pilote de l’avion, à savoir le Conseil de l’Union européenne, se ressaisisse, qu’il dépasse ses chicailleries et regarde le monde tel qui se dessine sous nos yeux : en 2050, un Terrien sur vingt sera européen. Seulement. Et d’ici là, qui sait ce qu’aura imposé cette révolution numérique sauvage.
Ils sont désormais 27 autour de la table. Avant que d’autres membres ne soient à leur tour « dégagés » ou « exités », il leur appartient de tirer les leçons d’un passé récent : le mode de gouvernance actuel de l’UE a montré ses limites et ses insuffisances en temps de crise. En cause, notamment, un évident manque de souplesse, et des compétences communautaires dont la variabilité des périmètres se révèle handicapante : trop restreintes sur certains sujets, trop étendues sur d’autres. C’est cette répartition des compétences qu’il faut repenser, en cessant d’opposer les méthodes intergouvernementale et communautaire. La redéfinition des champs d’action et des modalités d’intervention doit se faire en fonction d’un critère principal : l’efficacité. En soubassement de ce chantier, il conviendra d’identifier ce qui pourrait constituer des Biens communs européens, sur lesquels les peuples et les gouvernements seraient à même de s’entendre et de décider d’exercer leur souveraineté en commun. L’exercice supposera de tordre le cou à quelques canards. Nous perdons trop de temps et d’énergie à promouvoir ou combattre le « toujours plus d’intégration » (armée européenne, etc.). En revanche, explorons sans plus tarder le champ d’une Europe des projets, ou par projets, et des coopérations à géométrie variable. L’UE doit concentrer son action dans les domaines où ses instances peuvent apporter une valeur ajoutée réelle et perçue. Et ces domaines ne manquent pas. Seule compte la politique des pas que l’on peut accomplir.
Enfin, une vraie prise en main des défis posés par la crise migratoire ne saurait être davantage différée. Face à ces flux de souffrances humaines qui percutent de plein fouet nos valeurs et révèle la fragilité de l’Union, les solutions proposées (quotas, hotspots, accord avec la Turquie, etc.) se sont avérées bien insuffisantes. Il faudra faire plus, mieux, et ensemble. Le contraire ne serait pas digne de notre Continent et de ceux qui tentent d’en assurer la direction.
Par chance, si la situation actuelle est désespérante, elle n’est pas – encore – désespérée. Sous la pression des réalités, des Peuples et de quelques leaders déterminés, dont notre Président, la porte d’une refondation de l’Europe peut s’ouvrir. Mais il y a urgence, et le facteur ne sonnera pas deux fois.
Alexandre Malafaye et Joséphine Staron, chargée de mission Synopia
- Faire l’Europe dans un monde de brutes, Fayard, septembre 2017
- Sauver l’Europe, Editions Liana Levi, novembre 2016