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Une fois n’est pas coutume, j’entame cette chronique à la première personne. Dimanche dernier, ma femme et moi, après deux heures d’avion et une de bus, nous nous sommes retrouvés à Auschwitz Birkenau. Si tout a été dit et écrit sur les camps de la mort, il n’en reste pas moins vrai que rien ne remplacera jamais l’expérience. Et encore. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’expérience. Plutôt d’une brève incursion dans un lieu hanté par le diable et dans lequel les hommes qu’il a inspirés ont accompli, à une échelle aberrante et industrielle, la pire des barbaries. Ce lieu est invraisemblable. Même la terre, les arbres et le ciel restent figés dans l’épouvante ; ils conservent la trace morbide du fonctionnement de cette machine destinée à humilier, faire souffrir et tuer des humains par centaines de milliers et un Peuple. En quelques heures, nous sommes passés d’une représentation monstrueuse et figurée à un réel glaçant. Nous avons pu ressentir, voir, fouler, et effleurer la mort, celle qui a été donnée au nom d’une folie alors très répandue en Europe, l’antisémitisme, et dont Adolf Hitler fut le terrifiant catalyseur.
Le soir, à Cracovie, avant de reprendre l’avion, nous avons retrouvé la parole et tenté de mettre des mots sur ce que nous avions partagé, dans le silence de l’effroi et du chagrin qui pétrifiait nos âmes. Le plus frappant était ce sentiment de proximité. Auschwitz et la Shoah, ces voies de chemin de fer et ces bâtiments, ces barbelés et ces chambres à gaz, c’était presque aujourd’hui et presque chez nous. Et si ces deux « camps de la mort polonais » – expression désormais punie par une loi polonaise votée en janvier 2018 ! –, paraissaient inoffensifs, ils nous donnaient pourtant l’impression d’attendre qu’on vienne les réactiver. Dans les ruines encore tièdes d’Auschwitz et de Birkenau, nous étions dans la gueule du monstre, et il n’était pas mort.
De retour à Paris, les questions ont commencé à se bousculer, et l’actualité des derniers jours n’a fait que renforcer nos doutes. Qui sommes-nous et de quoi sommes-nous capables ? Si la science et la psychiatrie aident à trouver des réponses sur l’individu et sur notre espèce, dès qu’il s’agit de la nature humaine et des humains en groupe, c’est une autre affaire. Plus que jamais, les phénomènes de masse, ou de meute, doivent nous interroger. Que se passe-t-il dans la tête de ces gens qui, le jour du black friday ou pour une promotion sur le Nutella, sont prêts à marcher sur leurs semblables ? Et que penser de ces migrants qui s’entretuent à Calais ? Ne parlons même pas du Rwanda ou de la Syrie.
Dans un autre registre, d’impressionnants phénomènes de masse sévissent via les réseaux sociaux et parviennent à exalter ce qu’il y a de pire en nous. Notre humanité pourtant si bien pensante s’adonne à la terreur, condamnant d’un coup, sans pitié, sans réfléchir et surtout sans jugement celui qui semble avoir fauté. Une terreur digitale pour ceux qui la propagent, mais bien réelle pour les cibles, et qui bafoue sans vergogne la présomption d’innocence. Toutes les causes, pour peu qu’elles soient justes, doivent être défendues avec la plus farouche des déterminations, mais sans jamais sombrer dans l’hystérie, et encore moins son encouragement. Rien ne justifie qu’une violence en remplace une autre. La loi du Talion n’est plus de mise.
Et s’il nous arrive de nous racheter collectivement, en « black blanc beur » en 1998, dans les rues après Charlie ou autour de Johnny, ne nous leurrons pas, et surtout, ne nous refugions pas dans le confort des apparences du progrès. Dotés d’une mémoire courte et sélective, gourmands d’une morale sirupeuse, et déclamant nos valeurs à qui mieux mieux, au premier drame venu, nous versons davantage dans la sensiblerie que dans la compassion, et au moindre écart de l’un de nous, la meute – nous en groupe – se déchaîne.
Tout aussi préoccupant, lorsque notre sensibilité n’est pas égratignée, ou que le poison de l’égoïsme, de la convoitise ou du racisme obscurcit notre esprit, nous choisissons l’indifférence et fermons les yeux. En vérité, le soir venu, nous ne devrions pas nous endormir la conscience tranquille. Notre vraie nature ne change pas. Sous le vernis de l’éducation, nos instincts sont à l’œuvre. Le récent sondage effectué par la plateforme de recrutement Qapa1, fait froid dans le dos. Ainsi, 76 % des Français interrogés déclarent être prêts à tout pour « décrocher le job de leur rêve », y compris trahir pour 72 %, mentir pour 68 % des hommes et même tuer pour 3 % d’entre eux.
Ces réalités ne sauraient être escamotées, et ceux qui exercent des responsabilités publiques et qui s’expriment au nom des autres, doivent se montrer attentifs à l’usage de leur verbe. Trop souvent, nous jouons avec le feu. Mais les mots ont un sens et nous agissons dans le présent comme si le passé n’avait pas existé, comme si la maturité et la raison constituaient la norme sociale, comme si les discours de haine n’attisaient aucune passion.
Nous devons en permanence faire face à nos responsabilités. Celle, par exemple, du devoir d’histoire vis-à-vis des Juifs. Comment tolérer que des actes antisémites se produisent encore ? Ainsi, cet enfant juif à Sarcelles qui se fait rouer de coups par deux adolescents. Jean-Michel Blanquer a mille fois raison de dire qu’il faut « apprendre à lire, écrire, compter et respecter autrui ». Mais au nom de quel laxisme idéologique post soixante-huitard avons-nous cessé d’apprendre à nous respecter et renoncé à nous défier de nous-mêmes ?
L’hydre de l’antisémitisme repousse et que faisons-nous ? Nous tergiversons sur la qualification juridique de la défenestration de Sarah Halimi alors que son agresseur criait « Allah akbar ! ». Serions-nous devenus fous ? Qu’avons-nous appris depuis la chute du III° Reich, et qu’apprenons-nous à nos enfants, y compris ceux issus de l’immigration, pour que « ça » continue ?
A force de compromissions peu glorieuses, notre État de droit a été perverti au lieu de se raffermir pour garantir à chacun le plein exercice de ses droits, dans le respect de ceux des autres. Par un excès de tolérances coupables et une étrange incapacité à nommer nos maux, nous avons laissé prospérer sur notre sol des idéologies mortifères, des zones de non droit et des comportements abjects. Nous sommes attaqués, et nous ne nous défendons pas, ou si peu et si mal. Quelle honte. A n’en pas douter, sur ce point, les historiens du 22ème siècle jugeront cette époque avec une grande sévérité.
Qu’on ne s’y trompe pas, la frontière entre l’ordre, le désordre et le chaos reste éminemment fragile. Il suffit d’une coupure de courant généralisée pour que tout bascule. Voilà pourquoi il nous faut collectivement placer le respect d’autrui au cœur de tous les apprentissages et des lieux de vie en commun, et dans le même temps, faire preuve de la plus grande fermeté vis-à-vis de tous ceux qui menacent ou attaquent nos vieilles démocraties et nos valeurs. Avec un seul message : vous ne passerez plus !
- Sondage effectué en janvier 2018 par e-mailing auprès de 4,5 millions d’inscrits sur la base Qapa.fr