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Il se passe quelque chose en France. Difficile de le nier. Le phénomène est observable à l’œil nu. Chacun y va de son appréciation et les observateurs se perdent en conjectures. Dans le marigot de l’ancien monde politique, il en énerve beaucoup, qui ne savent comment se dépêtrer des sables mouvants dans lesquels « le phénomène » les a perdus. Quant aux rescapés, ils marchent à l’ombre, et se demandent comment combattre un être polymorphe et qui ne dort pas. En effet, impossible de croiser le fer avec lui. Tel Terrence Hill dans « Mon nom est personne », visage angélique et silhouette agile, il désarçonne, esquive, sourit et frappe à la vitesse de l’éclair. Il est partout à la fois, avec la même intensité, et la même maîtrise, ou presque, des dossiers.
Ce « phénomène », vous l’aurez deviné, c’est le quadragénaire qui a enfilé le costume institutionnel que le Général de Gaulle avait taillé à sa mesure.
Huit mois après son élection, la sidération s’estompe, mais à l’international, « l’effet Macron » continue de se propager, et d’attirer les curieux. Il n’est quand même pas banal de voir graviter au château de Versailles, autour du nouveau soleil français, cent quarante grands patrons, à la veille de Davos.
Au plan intérieur, même s’il ne marche pas sur l’eau, force est de reconnaître que les décisions qu’il met en scène – même s’il s’agit parfois de compromis – rencontrent la plupart du temps l’adhésion du plus grand nombre de nos concitoyens. Si le data mining n’existait pas, nous pourrions croire au miracle. Quoi qu’il en soit, celle intelligence là n’a rien d’artificielle ; elle fonctionne à plein régime, et il faut se réjouir de ce vent d’optimisme qui souffle sur la France, réveille le mot confiance, et séduit les investisseurs.
Il ne faut cependant pas s’y tromper. Une hirondelle n’a jamais fait le printemps, et le battement frénétique des ailes présidentielles, s’il peut faire décoller les sondages et soulever l’enthousiasme à droite et au centre, ne suffira pas à transformer le pays.
Même si l’exécutif prend grand soin de saturer l’espace médiatique, au point de détourner l’attention des vrais indicateurs – compétitivité, balance commerciale, chômage structurel, poids de l’État –, nul ne peut dire si la période que traverse la France constitue une simple pause dans un lent mais inexorable déclin de puissance, ou bien le palier d’un rebond durable.
En attendant l’heure de vérité, la réalité revient au galop. Si le Président a évité de mettre le feu aux Landes de Notre Dame, les surveillants de prisons se rappellent à son bon souvenir, avec un message simple : des sous ! Pour mieux payer les agents, pour en recruter d’autres, et pour moderniser l’outil de travail. Les magistrats, les policiers, les enseignants et les infirmières formulent les mêmes revendications. Légitimes pour l’essentiel, elles ne doivent pas exonérer le service public de repenser son organisation pour trouver, enfin, la voie de l’efficience.
Des sous, par milliards, il en faut aussi pour nos quartiers, nos routes, les grandes infrastructures, l’aménagement des territoires et l’Outre-mer, la recherche, l’agriculture, l’aide au développement en Afrique, l’accueil des migrants, les handicapés, le financement de la dépendance. Les retards accumulés sont tels qu’ils ont eu la peau de l’expo universelle.
Problème : face à la multiplication des besoins et des urgences, où trouver tous ces sous ? L’endettement public a enfoncé le seuil du raisonnable, et la fiscalité ne saurait constituer un recours, sauf à risquer de tuer dans l’œuf cet embryon de reprise. Et si Emmanuel Macron tient ses promesses, restons calmes. Seul le temps long confirmera, ou infirmera, la pertinence de ses grands choix et priorités. Comment pourrait-il en être autrement ? Même s’il avait été beaucoup plus ambitieux, le budget 2018 n’aurait rien changé au pouvoir d’achat des Français. Même si les ordonnances travail avaient franchi toutes les lignes rouges tracées par les syndicats, les créations d’emploi n’auraient pas explosé. Même si Jean-Michel Blanquer mène à bien sa réforme du Bac, le chômage des jeunes ne se résorbera pas aussitôt. Même si l’autorité de l’État, soit disant restaurée, ne s’était pas arrêtée aux frontières tracées par les zadistes, le manque de respect à l’école n’aurait pas changé.
Nous touchons ici au cœur du problème, à savoir la limite du pouvoir politique français, jacobin, ultra législateur et centralisateur. Une limite qui se traduit généralement par une grande agitation des gouvernants, la superficialité du labourage réformateur, et un piège, celui de l’illusion qu’ils entretiennent pour se maintenir en fonction. La précédente période de grande illusion a duré près de quarante ans ; elle s’est soldée par le dégagisme.
Faut-il, comme Winston Churchill, promettre « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur », ou déclarer, comme François Fillon en 2007, « être à la tête d’un Etat en situation de faillite » ? Pas certain. Pour autant, il serait imprudent de renoncer au discours de vérité. Car dans les faits, si l’économie française parvient à aller mieux au cours des prochaines années, et avec elle, « les premiers de cordée », pour les Français, dans leur grande majorité, c’est une autre histoire. S’ils vont mieux, ce sera d’abord une question de ressenti, de perceptions et de progrès immatériels. Bien sûr, pour ceux qui auront retrouvé un job ou créé leur boite, ça ira mieux. Mais pour les autres ? Pour les classes moyennes que le fisc matraque joyeusement ? Pour les retraités ? Pour les condamnés au Smic à vie ? Pour les agriculteurs ? Pour les millions de Français qui vivent dans des quartiers sinistres ? Pour tous les fonctionnaires dont la rénovation de l’outil de travail va se faire attendre longtemps ? Saurons-ils faire leur l’adage de Jean de La Fontaine « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » ? Accepteront-ils de vivre le progrès par procuration ? Se contenteront-ils de bénéfices indirects ?
En définitive, le danger est bien là. Celui d’amplifier le grand écart entre une France immobile ou à la traîne, qui devra se contenter de miettes et de cartes postales, et une France embarquée dans la grande aventure du 21° siècle, vers qui ruissellent déjà les fruits de la croissance.
Bien sûr, aucun monde parfait n’est possible. La question est celle d’un équilibre durable qui reste à trouver, pour que cette France à plusieurs vitesses et déjà à plusieurs destinations, ne franchisse le cap de l’irréconciliable. Seul un peuple uni forme une Nation.
Terrible responsabilité qui pèse sur les épaules du Président. Il lui appartient de trouver les mots justes et d’agir à bon escient, pour à la fois stimuler la reprise économique dont le pays a un impératif besoin, et en même temps, réinventer un destin national dans lequel chacun a sa place et l’accepte. Tout le reste ne serait que fuite en avant, et la facture des surpromesses et des fractures non résorbées ne tarderait pas à venir.