L’éviction du général Bertrand Soubelet* est la conséquence de l’absence de dialogue entre la sphère politique et la sphère administrative. C’est bien de l’efficacité de la gouvernance qu’il est au fond question.
En France, comme dans toutes les démocraties, deux niveaux distincts existent dans notre appareil de gouvernance. Le premier niveau est le niveau politique ; c’est celui des choix qui, en démocratie, appartiennent aux institutions élues: Gouvernement et Parlement. L’autre est celui de l’exécution, c’est-à-dire de la mise en œuvre concrète de ces décisions, exécution qui est le domaine de l’administration. Naturellement, dans une démocratie, l’administration est aux ordres des instances légitimes élues, et il n’est pas question de revenir sur ces principes.
Cependant, rien n’est simple, et il n’y a pas une frontière étanche entre une sphère politique qui déciderait toute seule sans consulter quiconque et une sphère administrative qui exécuterait sans réfléchir. Il est normal et légitime que les décideurs politiques écoutent les praticiens avant de prendre les décisions, et il est également sain que les hauts fonctionnaires suggèrent des décisions. C’est de la qualité de ce dialogue entre politiques et fonctionnaires que se nourrit une gestion efficace des affaires publiques: une bonne analyse de la situation fondée sur la connaissance fine des problèmes et sur l’expérience des praticiens, une décision mûrie impliquant toutes les parties prenantes, une réflexion approfondie sur la faisabilité technique et l’acceptabilité sociale des choix, enfin l’appropriation en amont des décisions par les praticiens facilitant la mise en œuvre.
Pour que le dialogue soit fécond entre la sphère politique et la sphère administrative, il est nécessaire que les hauts fonctionnaires puissent développer auprès des politiques, avec la plus grande objectivité et la plus grande lucidité, leur vision des questions dont ils ont la charge. Farder la réalité serait en quelque sorte mentir par mission ; c’est ce que faisait Potemkine lorsqu’il faisait visiter à l’impératrice Catherine des villages aux façades rénovées à la hâte. Cette attitude est indigne d’une démocratie adulte, et surtout, en «poussant la poussière sous le tapis», elle retarde la résolution des problèmes du pays. Mais il est aussi important que les politiques sachent écouter les points de situation et les propositions de solution, et ne considèrent pas un diagnostic sombre comme un manque de loyauté ou de zèle à servir.
L’audition de décembre 2013 du général Bertrand Soubelet par l’Assemblée nationale, qui a tout déclenché, montre précisément ce qu’il ne faut pas faire. Les députés s’interrogeaient sur la situation de la sécurité dans notre pays. Est-elle bien assurée? Partout et en tout lieu? Peut-on améliorer le niveau de sécurité? Comment le faire sans augmenter les coûts? Cette audition se situait dans la phase initiale de compréhension par les députés du sujet et des enjeux, phase dans laquelle il importe d’écouter plusieurs points de vue afin de mieux prendre la mesure d’une situation forcément complexe.
Les règles du jeu de ces auditions sont codées. Notamment, elles sont filmées et diffusées quasiment instantanément sur le site de l’Assemblée ; la personne auditionnée prête serment de dire «la vérité, toute la vérité, rien que la vérité». Ces règles du jeu ne posent aucun problème lorsqu’il s’agit de personnalités indépendantes telles que des chercheurs, des universitaires, ou des professions libérales, dont la parole n’engage qu’eux-mêmes. En ce qui concerne les hauts fonctionnaires, il est admis que leurs déclarations sont susceptibles d’engager en partie l’institution à laquelle ils appartiennent. Pour autant, s’agissant de sujets difficiles et dont les enjeux s’entremêlent, il est normal que les différents membres d’une même institution puissent avoir des visions qui diffèrent. Leur expérience n’est pas la même, leur poste actuel leur fait privilégier tel ou tel aspect. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’invitation implicite qui est faite aux personnes auditionnées, en leur faisant prêter serment, est qu’elles disent leur part de vérité, leurs analyses et leurs convictions. Il appartient à leurs auditeurs de faire la part des choses, et en ayant à leur disposition plusieurs éclairages d’une même réalité, de se faire leur opinion de la situation.
Si l’on veut éliminer le risque de d’interprétation politique de ces auditions et sortir du dilemme entre l’efficacité qui commande la franchise, et la loyauté qui implique d’édulcorer les faits, il n’y a que deux solutions.
La première consiste à mettre fin à la publicité des audiences, et à imposer dans le dialogue entre politiques et hauts fonctionnaires la règle de «Chatham House», qui consiste pour des participants à une réunion à s’engager à ne pas révéler l’identité des autres participants. Cette règle permet une parole plus libre et des échanges plus riches. Cette solution, séduisante, présente cependant l’inconvénient de conforter l’opinion publique dans l’idée que les décisions se prennent dans un «entre soi» entre puissants, duquel le citoyen est exclu.
La seconde solution exige une maturité politique et démocratique supérieure de la part des hommes politiques, des médias, et des citoyens. Elle consiste à admettre que, même au sein de la direction d’une institution, les avis ne sont forcément identiques, et que cela est sain, puisque la discussion sur le sujet sera enrichie de différentes positions. L’expression des différences ne préjuge évidemment pas de la décision finale.
A l’heure où la démocratie directe fait ses premiers pas grâce à Internet, aux forums de discussions et aux réseaux sociaux (sans rien avoir demandé à personne, et surtout pas aux institutions en place!), nul doute que les esprits sont prêts à entendre ce langage et à envisager cette pratique nouvelle. Il serait alors singulier que les opinions même les plus extravagantes circulent en toute liberté sur la Toile, les seules analyses interdites seraient celles émanant de ceux qui sont les meilleurs connaisseurs des sujets dont ils parlent.
En tous cas, le pari mériterait d’être pris, ce serait un signe que la France engage sa démocratie dans la modernité et la responsabilité.
Alexandre Malafaye
* Le général Soubelet a publié en mars 2016 Tout ce qu’il ne faut pas dire chez Plon.