Un gouvernement technique, aller simple pour la violence politique ? – par Alexandre Malafaye et Bertrand Mathieu

Retrouvez l’article d’Alexandre Malafaye et Bertrand Mathieu dans l’Atlantico du 28 juin 2024.

Atlantico : Le scénario d’un gouvernement de ministres techniciens autour d’une personnalité comme Didier Migaud, l’ancien président de la Cour des comptes, est de plus en plus évoqué pour les choix politiques du chef de l’Etat à l’issue du second tour des législatives. Les noms de Pierre Moscovici, Julien Denormandie et Bernard Cazeneuve circulent aussi pour le poste de Premier ministre. Ce gouvernement technique ne risque-t-il pas d’apparaître comme un prolongement du macronisme et comme un nouveau déni de démocratie auprès des citoyens et des électeurs du RN ou du NFP, comme lors du référendum de 2005 ?

Bertrand Mathieu : Politiquement, le président de la République propose le poste de Premier ministre au parti qui arrive en tête lors des élections. Le parti concerné l’accepte ou le refuse. Le Rassemblement national a indiqué qu’il refuserait le poste de Premier ministre s’il n’avait pas la majorité absolue. Dans cette hypothèse, qu’est-ce que peut faire le président de la République ? Il peut essayer soit de créer une majorité par une alliance entre un certain nombre de partis. Il pourrait être tenté d’instaurer une coalition avec le Parti socialiste et Les Républicains. Dans ce cas-là, Emmanuel Macron désignerait un Premier ministre qu’il choisit librement avec évidemment le risque d’une discordance très rapide. Ce gouvernement risque de se retrouver sous la situation de la IIIe République avec des gouvernements composés d’alliances instables. Les députés passent d’un bord à l’autre et font chavirer la barque. Une autre solution serait de nommer un gouvernement technique. Il s’agira d’un gouvernement de transition. Le président de la République n’aura pas une marge de manœuvre considérable. Il ne pourra plus dissoudre pendant un an. Le gouvernement, quel qu’il soit, pourrait être renversé par le Parlement. Dans le système parlementaire, il y a des armes institutionnelles qui peuvent être utilisées. Ce gouvernement technique ne pourra probablement que fragiliser le président qui se trouvera quasiment paralysé. S’il prend une mesure jugée trop à droite ou trop à gauche, il risque d’être renversé. Le gouvernement technique peut être une solution transitoire qui risque de déboucher sur de nouvelles élections présidentielles à partir du moment où le système serait complètement bloqué. 

La majorité, même relative, pourrait refuser de prendre les rênes du pouvoir. L’atteinte aux principes démocratiques vient de plusieurs niveaux, dont le fait que les électeurs n’aient pas choisi aussi clairement une majorité. Si vous prenez le parallèle avec le référendum, les Français s’étaient exprimés majoritairement en 2005. La décision politique avait été prise. Tant qu’il n’y aura pas de majorité absolue, il y a une semi décision politique.

Alexandre Malafaye : À ce stade, rien ne permet de parler de déni de démocratie. Ni de comparer la situation actuelle avec le référendum de 2005. Attendons déjà de connaître le verdict des urnes. Ensuite, tout dépendra de la situation. Majorité absolue pour un camp ; majorité relative, mais avec possibilité de conclure des accords ponctuels ; fragmentation en trois blocs de plus ou moins de même taille à l’Assemblée nationale. 

Dans ce dernier cas, deux hypothèses : la possibilité pour le bloc central minoritaire d’aller chercher des députés LR, du PS, voire des écolos et du PC pour essayer, je dis bien essayer, de fabriquer une sorte de composite parlementaire permettant de voter quelques textes utiles mais sans réelle portée compte tenu du grand écart qu’il y aura entre les uns et les autres. Quelques personnalités sont sans doute capables de réussir à aligner les planètes et celles que vous citez, comme Bernard Cazeneuve, disposent d’une expérience qui aidera.

L’autre hypothèse serait qu’aucune majorité composite ne soit possible. Auquel cas, comme l’Assemblée nationale sera élue pour un an et que sur le plan institutionnel, le président ne peut être contraint à la démission, il faudra bien « tenir la boutique », ne serait-ce que pour assurer la continuité de l’État et le maintien de nos services publics. La vraie question sera alors qui pour accepter la remise des « clés du camion » pour cette conduite en terre inconnue ?

Restera la problématique du vote du budget 2025. Pour ce dernier, nous pouvons imaginer que l’Assemblée nationale parviendra à trouver un accord a minima. Il existe bien sûr des scénarios plus pessimistes, mais le pire n’est pas nécessairement toujours au rendez-vous, jouer à se faire peur ne sert à rien, et personne n’y a intérêt, sauf ceux qui rêvent de provoquer une « révolution ». Mais ils sont minoritaires et parfaitement identifiés. De même que nous savons qui sont ceux qui, depuis l’étranger, instrumentalisent la situation actuelle et propagent des fausses nouvelles pour nous fragiliser davantage. 

Quoi qu’il en soit, si le RN ou le NFP ne sont pas en mesure de constituer une majorité pour gouverner, même s’ils obtiennent davantage de voix et de sièges que le camp présidentiel, il n’y a pas de raison de parler de déni de démocratie. Sauf si le Président maintenait l’actuel Premier ministre à Matignon alors qu’il a perdu son pari électoral. Ici, le futur Premier ministre ne peut pas être le sortant et ne devrait pas être choisi au sein du camp présidentiel (ou de ce qu’il en reste…).

Mais le vrai problème est plus profond, celui de l’absence totale de marge de manœuvre, tel que le rappelait Bruno Le Maire devant le Medef la semaine dernière. La question du qui (pour faire) est une chose, mais celles du quoi (faire) et du comment (faire) sont bien plus cruciales et elle concernera de façon brûlante le prochain locataire de Matignon. 

Est-ce que d’un point de vue constitutionnel, le président a la possibilité de nommer ce gouvernement technique ? Est-ce qu’il y a un cadre juridique précis ? 

Bertrand Mathieu : Le président de la République nomme qui il veut. Il a le choix de nommer un premier ministre qu’il souhaite et ensuite les ministres. Cela résulte d’un accord entre le Premier ministre et le Président. Le chef de l’Etat a donc le choix même si ce gouvernement peut être renversé. Il est obligé politiquement de tenir compte de la composition de l’Assemblée nationale. 

Le scénario d’une démission du président de la République à l’issue des législatives et en cas de crise politique pourrait-il permettre de clarifier la situation en permettant au forces politiques de se réorganiser ?

Bertrand Mathieu : Cela est tout à fait possible mais comme dans la dissolution, cela s’apparente à un coup politique. Emmanuel Macron ne peut pas se représenter. Le nouveau président ne pourra pas non plus dissoudre pendant un an. En cas de majorité relative du Rassemblement national et de ses alliés, si un président issu de ses rangs était élu en 2027 ou lors d’une présidentielle anticipée, cela changera complètement la donne. Il est bien évident que dans ce cas là, le Rassemblement national sera aux manettes et notamment avec un Premier ministre RN en fonction. 

En quoi le choix d’un gouvernement technique contribuerait à renforcer la violence politique et à asphyxier la démocratie ? 

Alexandre Malafaye : De tout temps, la frontière entre l’ordre et le chaos a toujours été très mince et il faut donc prêter une grande attention à ce que l’on fait et à ce que l’on dit. Par moments, la situation est plus explosive ou inflammable qu’à d’autres. Nous sommes à l’un de ces moments et une simple étincelle peut suffire à tout embraser.

Est-ce qu’un gouvernement technique peut contribuer à renforcer la violence ? Je ne le crois pas. Si violence il y a, elle se manifestera, hélas, les soirs du premier et du deuxième tour. Il convient alors de rappeler que le rôle des responsables des formations politiques sera déterminant. Ils auront la capacité à envoyer des messages qui apaiseront ou jetteront de l’huile sur le feu. Les syndicats portent la même responsabilité. D’ailleurs, lorsqu’ils organisent des manifestations, ils savent canaliser la contestation et éviter les débordements.

Ce à quoi nous avons assisté ces dernières semaines de la part de certains leaders politiques, en particulier chez LFI, relève de la faute lourde. Il ne faut pas jouer avec le feu !

Par la suite, une fois la mécanique en place, ce n’est pas le gouvernement en tant que tel qui renforcera la violence, mais plutôt l’exaspération face à l’inaction, ou bien une décision incomprise ou brutale, ou encore un fait divers. Car en effet, la situation est plus explosive qu’elle ne l’a jamais été depuis les gilets jaunes. 

Une autre configuration est de nature à enflammer la situation. Imaginons que le RN obtienne la majorité en voix, devant le NFP et à grande distance de la majorité présidentielle, mais, du fait du mode de scrutin, des « consignes républicaines » et des triangulaires, moins de sièges que le NFP à l’Assemblée. Ou inversement. Il y aurait là de quoi amplifier la colère d’un très grand nombre de nos concitoyens. 

Bertrand Mathieu : A partir du moment où le débat ne se situe plus sur le terrain politique, parce que le terrain politique a absorbé la politique par la technicité, il est évident que le combat politique risque de s’étendre à d’autres terrains.

La cohabitation devra déboucher sur un rapport de force. Il faut qu’il y ait une répartition assez claire des rôles entre le Président et le Premier ministre. Chacun va se situer dans la perspective des élections présidentielles et il est évident que celui qui sera le mieux placé ne sera pas forcément le plus chanceux pour l’élection présidentielle. Le contexte de violence politique sera sans doute toujours présent jusqu’en 2027. Les électeurs ont tendance à sanctionner ceux qui sont responsables de la violence politique.

En cas de gouvernement technique, pourquoi cela serait-il considéré comme un déni de démocratie ? Si cela devait durer plus de trois ou quatre mois et dépasser les JO, est-ce qu’il n’y a pas un risque de forte tension et de violence politique ?

Bertrand Mathieu : Avec l’influence de La France insoumise, le risque de bordélisation est envisagé aujourd’hui un peu partout. Il manquera à ce gouvernement ce qui est essentiel : la légitimité politique.

Ce gouvernement n’aura aucune légitimité politique. Pour assurer et conserver sa légitimité technique, il faudra que ce gouvernement technique ne s’aventure pas sur le terrain politique au regard de la difficulté du contexte actuel. Ce manque de légitimité politique va bien évidemment le fragiliser. 

Le scénario d’une coalition ou d’un gouvernement technique comme en Belgique ou en Italie n’est-il pas difficile voire impossible à appliquer en France ? En quoi notre système politique et notre culture démocratique ne sont-ils pas adaptés à une coalition et à un gouvernement technique ? 

Alexandre Malafaye : Notre système a été conçu pour fabriquer des majorités claires et donner un vrai pouvoir à l’exécutif. Dans l’esprit des constitutionnalistes de 1958 et de 1962, un pays qui dispose de la bombe atomique et qui siège au Conseil de sécurité de l’ONU ne saurait être entravé dans son fonctionnement quotidien ou empêché par une Assemblée baroque. Par ailleurs, même si nous pouvons le regretter, la lutte des classes, l’absence de culture économique et la structuration politique binaire de la France depuis la Seconde Guerre mondiale ne favorisent pas le dialogue, la co-construction et encore moins la recherche du compromis. L’arrivée d’Emmanuel Macron avait permis d’espérer qu’une rupture s’opère mais, contrairement à l’attente de ses marcheurs, il a amplifié les dérives du système pour écarter du pouvoir tous ceux qui pouvaient s’opposer à sa volonté, à commencer par les partenaires sociaux et la société civile. 

Pour autant, sur le plan technique, rien ne s’oppose à la mise en place d’une coalition politique. De la même façon, il n’y a pas besoin de texte législatif pour décider de faire vivre pleinement la démocratie sociale au côté de la démocratie représentative. Il s’agit d’une volonté politique, et d’une certaine conception de l’exercice du pouvoir.

Le seul obstacle aux coalitions et à la culture du compromis réside dans le primat des idéologies, le combat des idéaux, la plupart du temps hors-sol ou très éloignés de ce que vivent nos compatriotes, et le refus de regarder la réalité en face. À cela s’ajoute l’utilisation de l’arme de la peur, à grand renfort de rhétoriques tribuniciennes, pour opposer de façon de plus en plus radicale un camp contre l’autre, empêchant toute forme de compromis intelligent et au service de l’intérêt général. 

Ce n’est pas le système politique qui est en cause, ce sont les hommes et les femmes politiques qui l’ont dévoyé, pour davantage se servir de lui à des fins politiciennes plutôt que servir la France et les Français. C’est pourquoi il devient indispensable et urgent de refonder nos Institutions et notre modèle démocratique.

Bertrand Mathieu : Il n’y a pas que la Constitution, il y a aussi les mœurs politiques. Notre réalité n’est pas la même que ce qui aurait été possible dans d’autres pays par rapport à la situation qui attend la France. Les gouvernements de coalition sont quasiment impossibles à mettre en place en France dans le temps. Le fossé est grand entre les partis et les responsables politiques. 

La Ve République s’est construite sur une idée de stabilité et une idée de majorité parlementaire. Cette idée de majorité parlementaire a toujours existé, même dans les périodes de cohabitation. Les institutions de notre pays ont permis de répondre à tous les cas de figure.

La configuration sera nouvelle. Les conflits et la violence politique seront exacerbés. La cohabitation ne sera similaire à  celle de François Mitterrand avec Édouard Balladur ou de Jacques Chirac avec Lionel Jospin. La cohabitation entre Jordan Bardella et Emmanuel Macron sera conflictuelle.

Le problème n’est pas directement lié aux institutions. Il faut se prémunir dans une situation de crise politique grave d’affaiblir les institutions qui sont probablement un des seuls remparts qui restent contre les désordres majeurs et la violence politique. 

Le scénario d’une démission du président de la République à l’issue des législatives et en cas de crise politique pourrait-il permettre de clarifier la situation en permettant au forces politiques de se réorganiser ?

Alexandre Malafaye : Pour créer les conditions d’une éventuelle démission du président de la République, il faudrait qu’une majorité absolue émerge à l’Assemblée nationale. Auquel cas, dans la mesure où le Président Macron ne pourra pas se représenter en 2017, l’intérêt de rester pour lui à l’Élysée devient très relatif.

Dans cette hypothèse, et en cas de démission, pour peu que le nouveau président soit issu de la même famille politique que le courant majoritaire à l’Assemblée, nous retrouverions un fonctionnement « normal » de nos institutions.

Pour autant, rien ne l’oblige à démissionner et il peut considérer que son rôle est justement de continuer à défendre ce « camp de la raison » dont il se pense le chef. Il cherchera alors à agir comme il le pourra en période de cohabitation, en servant des institutions dont il maîtrise parfaitement les rouages afin d’éviter ce qui, de son point de vue, pourrait constituer des dérives pour la démocratie, la République et l’État de droit. 

Dans l’autre cas, celui d’un gouvernement technique, nous pouvons imaginer qu’il tentera de peser de tout son poids institutionnel pour orienter les décisions en faveur des priorités qui n’ont cessé de guider son action depuis 2017. Une chose est probable, compte tenu de sa personnalité, il lui sera difficile de se contenter d’arroser les chrysanthèmes…

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