« 66% des Français ne comprennent pas la politique menée par Emmanuel Macron et 75% s’en sentent exclu », interview d’Alexandre Malafaye et Jérome Fourquet

Interview d’Alexandre Malafaye, président de Synopia, et Jérome Fourquet, directeur du Département opinion publique à l’Ifop, publiée dans Atlantico le 21 novembre 2018 à la suite de la publication des résultats du sondage exclusif Ifop pour Synopia, Dentsu Consulting et Atlantico.

Retrouvez cette interview sur le site d’Atlantico

Atlantico : 32% des Français interrogés (dont 18% au sein de LREM) considèrent que comprendre la politique menée et les objectifs poursuivis est essentiel pour avoir confiance en l’action du président. Mais 66% de la population reconnait ne pas comprendre la politique menée par Emmanuel Macron. S’agit-il selon-vous d’un échec important de l’ambition d’une pensée complexe porté par Emmanuel Macron ? N’est ce pas le signe que les Français s’inquiètent d’une dérive technocratique de la démocratie ?

Jérôme Fourquet : Sans doute en parti. Pour replanter le décor, j’aimerais rappeler la date à laquelle cette enquête a été effectuée. La fin du mois de septembre dernier. A ce moment là, nous n’avions pas encore la contestation sur la hausse de prix du carburant. Pour autant, on constate que nous avions les fondements de ce qu’il se passe actuellement. Il faut donc mettre en résonance ce sondage avec l’actualité. Les « Gilets jaunes » sont un révélateur de ce que l’enquête montre. Une prise de conscience d’un lien qui, aujourd’hui, s’est distendu.

On peut mettre cela en lien avec les propos que le président de la République avait tenu quelques jours plus tôt (jeudi 15 novembre dernier) sur le porte avion Charles de Gaulle.  Il a reconnu qu’il n’était pas parvenu à réconcilier les Français avec leurs élites. On constate bien ici le divorce consommé entre une grande partie de la population et les lignes dirigeantes.

Deux tiers des Français ne comprennent pas l’action gouvernementale. Encore une fois ces chiffres sont préalables au mouvement des « Gilets jaunes ». Si nous réalisions l’enquête aujourd’hui, il y a fort à parier que les chiffres seraient surement aggravés avec l’incompréhension qui s’est développée sur la politique environnementale expliquant que taxer le diesel permet de réduire la pollution. Il y a un problème de clarté.

Mais ce que l’on constate c’est que la confiance se bâtit d’abord sur deux piliers principaux :

D’une part les résultats qui tombent au fur et à mesure du mandat sont-ils de nature à être encourageants ? Emmanuel Macron a du mal à obtenir des résultats qui viennent crédibiliser son propos. C’est d’autant plus problématique que cette mobilisation sociale sans précédant intervient au moment ou l’on a des effets concrets qui sont en train d’intervenir. A savoir la baisse de la deuxième tranche de la taxe d’habitation et la deuxième salve de baisse des cotisations salariales. Ces ont des éléments positifs qui viennent faire preuve de démonstration. Or les français ne l’entendent pas.

D’autre part, le fait que l’on soit ou non dans le respect de la parole donnée. Est-ce que ce qui est fait est conforme à ce que qui a été annoncé ? Le mantra d’Emmanuel Macron dans les premiers mois de l’exercice de son mandat en somme. Aujourd’hui, on a l’impression  que le fil c’est perdu. Emmanuel Macron n’est bien entendu pas le premier à connaitre une crise de méfiance, mais elle s’installe de manière rapide dans chacun des quinquennats. Les Français attendent des résultats concrets et rapides. Le temps de l’opinion n’est pas celui de l’action politique.

Ce qui est intéressant aussi, la vitesse avec laquelle le fil peut se rompre. En octobre dernier, il y a un an, pour la même question, 44% des Français comprenaient l’action gouvernementale. On a donc perdu 10 points en un an. On a le sentiment que quelque soit les annonces faites, les choix de communications effectuées, tout ça ne passe plus. Il y a une couche de défiance qui s’est installée et qui rend le message présidentiel inaudible. Parce que les Français ont basculé dans autre chose.

Atlantico : Cette autre chose, est-ce qu’elle ne pourrait pas être inquiétante ? Vous notez que seulement 28% de Français approuvent les efforts qui leur sont demandés par l’exécutif ? Mais en même temps ils ne sont que 56% à ne pas se sentir impliqués par la politique de manière générale et 75% à se sentir exclu de celle menée par Emmanuel Macron en particulier. N’y-a-t-il pas une remise en cause du modèle ou d’un refus démocratique quand une partie aussi importante de la population se sente exclue ?

Jérôme Fourquet :  Je répondrai en rajoutant un autre chiffre, 23% des Français ont une vision positive de ce que peut devenir la France dans 5 ou 10 ans au regard des pistes tracées par Emmanuel Macron. Comprenez qu’un quart de la population estime que le chemin qu’il a tracé est positif et rassurant. Nous sommes proches de sa côte de popularité et de son socle électoral. En dehors de celui-ci, il est seul.

Historiquement nous étions structurés sur une opposition gauche-droite. Nous avions un socle et un seuil d’indulgence du reste de la grande famille politique. Ici, nous avons un président avec un petit quart de la population qui l’approuve et trois quarts dans la défiance ou l’incompréhension.

Pour ces trois quarts, on n’approuve pas non plus les efforts demandés parce que par ailleurs on ne se sent pas impliqué et engagé dans le projet de transformation. Donc le cap fixé n’est soit pas perceptible soit négatif.

Effectivement, cela pose un problème démocratique. Certes, Emmanuel Macron n’est pas responsable seul. Mais la ou ça se complique pourtant pour lui c’est qu’il avait élaboré un discours de pratique politique et ce depuis le quinquennat précédant. Création d’En Marche, montée en puissance d’une nouvelle élite ou un nouveau cadre pas issu de l’ancien monde, développement de méthodes qui permettaient le contact à grande échelle avec les Français, le renouvellement de l’organisation partisane… Tout cela pour qu’au final nous nous retrouvions dans cette situation.

Ce que la majorité présidentielle cherche à bâtir ne parvient pas à résoudre la crise de méfiance et démocratique dans le pays.

Atlantico : N’y-a-t-il pas un retour de bâton ironique quand on repense à l’avertissement lancé par François Hollande qui disait à Emmanuel Macron que les Français ne veulent pas qu’on leur face la leçon ?

Jérôme Fourquet : Effectivement on peut le percevoir comme cela. L’ironie politique a toujours été habilement maniée par François Hollande. Lui qui a été accablé par son successeur le retrouve a peu de chose prés dans la même situation. Il y a remise une en question de tout le logiciel macronien qui n’apparait pas en capacité de changer l’équation du problème.

Ce qui n’apparait pas dans ce sondage, c’est que la côte d’Emmanuel Macron est actuellement à 25%. Au même moment, François Hollande était à 20%. Nous sommes donc exactement dans la même configuration. A l’exception qu’il y a ressentiment qui n’est pas de la même nature vis-à-vis du président normal et du président jupitérien.

Même s’il est un peu tôt pour faire le bilan, ce désaveu observé au bout d’un an et demi de mandat nous montre que le nouveau monde ressemble beaucoup à l’ancien.

Si l’on veut résumer, nous pourrions dire : « tout ça pour ça ». Jupiter est aujourd’hui confronté à une société française massivement en défiance.

Atlantico : A la lecture de ce sondage fait à la fin du mois de septembre, on perçoit tous les ingrédients qui ont fait le terreau du mouvement des gilets jaunes : une forte incompréhension de l’action gouvernementale, une déception et une vraie crainte quant aux conséquences de l’action du gouvernement d’Emmanuel Macron. 72% des Français n’approuvent pas les efforts demandés par le Président : ce rejet, plus que d’une mesure en particulier, n’est-il pas une défiance nette envers la démocratie française ?

Alexandre Malafaye : Depuis trop longtemps, le système et nos dirigeants ne tiennent pas leurs promesses. Les déceptions sont immenses et touchent toutes les classes sociales.

Emmanuel Macron et son équipe gouvernementale ont bénéficié d’un capital de bienveillance inédit de l’opinion, sans soute lié à la jeunesse du Président et à son style en campagne, mais de très nombreuses maladresses ont été commises. A cela s’ajoute que la promesse de « faire de la politique autrement » n’a pas été tenue. D’une certaine façon, l’exécutif a joué avec des allumettes dans les rideaux pendant 18 mois. Il ne faut pas s’étonner que le feu finisse par prendre. D’autant que la matière est très inflammable : les Français sont au bord de l’exaspération.

Enfin, Emmanuel Macron a commis le même péché originel que ses prédécesseurs : se croire légitime, alors qu’il n’a recueilli que 17 % des suffrages exprimés au 1er tour. L’élection lui a conféré la légalité, mais il lui fallait contraire sa légitimité dans le temps, avec humilité, et créer un lien de confiance avec les Français.

Atlantico : Emmanuel Macron n’est-il pas enfermé par la logique partisane tant ses sympathisants le suivent largement contre l’opinion de rejet et de défiance majoritaire ?

Alexandre Malafaye : Il a hélas reproduit tous les travers de l’ancien monde. Parfois en pire. Nous sommes passés du « en même temps » rassembleur à la caricature  qui consiste à ridiculiser tous ceux qui n’appartiennent pas au nouveau monde. Ce faisant, il nous a lui aussi fait le « coup du bilan » non pas vis-à-vis de son prédécesseur, mais de tous ses prédécesseurs. Très risqué, car le retour de manivelle ne pouvait pas ne pas arriver. Surtout si l’on n’est pas exemplaire soi-même.

En parallèle, son gouvernement a troqué petit à petit le discours de vérité par celui de la propagande, parfois de façon grotesque, et ça ne passe plus. Le cap, le sens et la capacité à entrainer ont été par trop négligés.

Atlantico : Ce genre de sondage ne décrit-il pas en la population française un terreau pour une forme de populisme tel qu’il a déjà triomphé aux Etats-Unis ou en Italie ?

Alexandre Malafaye : Il faut se méfier des mots. Populisme a une charge négative. Or ce mouvement n’a rien de populiste. Il est populaire, fondé sur l’expérience de la vraie vie des vrais gens. C’est ce refus de prendre en compte les réalités, ce mépris des élites, cette façon de faire de la politique fondée sur l’idée que « JE décide et vous obéissez » qui provoquent ces vagues de rejet. Le fait qu’elles soient exploitées de façon démagogiques par les marchands du temple de l’échiquier politique constitue un autre problème. Il ne faut pas tout mélanger. Surtout, il faut écouter et respecter les Français. Avant qu’il ne soit trop tard.

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