Retrouvez l’article de Jacky Isabello, administrateur de Synopia, publié dans le Huffington Post le 18 septembre 2019.
M. Delevoye a été nommé au gouvernement pour conduire la grande réforme du système de retraite français. Pourtant, alors que ce dernier avait construit une usine rhétorique dont les précautions langagières prônaient, dans un rapport remis à Matignon le 18 juillet dernier, l’augmentation de l’âge de départ en retraite à taux plein, le Président l’a désavoué en direct sur France 2 et enterré le seuil des 64 ans. Macron trancha sans ambages: “on voit bien que cet âge pivot n’est pas bien compris”. Comment un Haut-commissaire désavoué peut-il donc ensuite bénéficier dans la foulée d’une promotion au gouvernement afin de poursuivre une réforme essentielle pour la bonne santé politique d’un Président de la République tout juste remis d’une épidémie en jaune?
Derrière cela se cache une stratégie politicienne dont la communication est un levier essentiel.
Pourquoi M. Delevoye a-t-il travaillé d’arrache-pied à échanger patiemment avec certains partenaires sociaux pour penser une authentique réponse reposant sur un report de l’âge de départ à la retraite dissimulé sous d’obscures formulations? Il s’agissait de faire avancer le dossier en donnant du corps au nouveau positionnement du Président de la République engagé dans la mise en place de l’acte 2 de son quinquennat. Celui d’un président qui a changé, qui opte pour la consultation. En agissant ainsi, le Président donne l’impression d’entendre les arguments de la CFDT, pion essentiel à la réussite de sa réforme.
Delevoye et Macron remettent au goût du jour une vieille tactique utilisée par De Gaulle. Cette technique de la ruse délibérative nous est détaillée par Pierre-Henri Tavoillot dans l’ouvrage: “Comment gouverner un peuple-roi?”. Le 12 juillet 1961, Alain Peyrefitte est reçu en audience par De Gaulle sur la situation en Algérie. L’échec du projet d’assimilation dessine de plus en plus le scénario de l’indépendance. Mais à quelles conditions, c’est l’enjeu des négociations secrètes engagées avec le FLN. De Gaulle avait évoqué la possibilité d’un “regroupement des Européens d’Algérie” qui pourrait esquisser un partage. Peyrefitte objecte mais De Gaulle indique: “Ce n’est pas idéal, mais il ne serait pas mauvais que le FLN se rende compte qu’on va vers ça, s’il continue à fuir le contact”. Et De Gaulle de proposer à son très fidèle Peyrefitte: “Vous qui écrivez, pourquoi n’approfondiriez-vous pas cette solution dans des articles de journaux?”. Peyrefitte se met à la tâche et prépare un livre. Prêt à être publié, Peyrefitte se rend à nouveau auprès du Général de Gaulle.
Ce dernier s’étonne: “On me dit que vous faites campagne pour le partage de l’Algérie et que vous voulez même publier un livre?”. Peyrefitte s’étouffe. Le Général ajoute: “En clair vous souhaitez faire un Israël français. Si nous suivons cette solution, nous dresserons la Terre entière contre nous”. Dépité par autant de culot, Peyrefitte propose de mettre au pilon son ouvrage.
“Gardez-vous-en bien! Ça peut encore servir. La seule chose que je vous demande, c’est de ne pas laisser entendre que je suis favorable à cette solution”.
Trois mois plus tard, en mars 1962, les négociations avec le FLN aboutissent; l’indépendance est actée. “Mieux vaut la paix dans la coopération que la séparation dans la violence” conclut De Gaulle lors d’un dernier entretien sur ce point avec son collaborateur.*
Peyrefitte fut le jouet lucide et admiratif de la stratégie du Général de Gaulle, résume Pierre-Henri Tavoillot.
MM. Macron et Delevoye ont saisi comme De Gaulle et Peyrefitte en leur temps que l’espace public est une puissante arme de négociation. Et que la communication défend efficacement les intérêts de l’émetteur lorsqu’elle est utilisée avec intelligence et la dose convenable de machiavélisme. “Laurel Macron et Hardy Delevoye” jouent un rôle écrit d’avance par le Général. Soldat courageux lors de la Grande Guerre, il avait été durant la Seconde Guerre Mondiale un formidable diplomate madré d’un grand directeur de la communication. En le mimant, le duo Macron-Delevoye s’agite avec talent. La France a connu des stratégies politiciennes moins habiles.
* in “C’était de Gaulle”, t.1, partie I, chapitre XII, de Alain Peyrefitte