« Covid-19, le virus de la cohésion ? », tribune collective

Tribune publiée dans l’Opinion le 5 avril 2020

Par Alexandre Malafaye, Patrice Molle, Didier Le Bret, Général Bertrand Ract Madoux, Jean-Claude Mailly, Benjamin Grange, Christine Bardinet, Geneviève Goetzinger, Julie de Pimodan et Joséphine Staron

Dans le brouillard de la crise, et face à ce niveau d’incertitudes inédit, les points de repères sont rares, de même que les raisons qui poussent à l’optimisme. Désorientés, nous cherchons tous l’étoile du Berger qui nous guidera. Pourtant, la crise est là, il faut faire avec et tenter d’avancer.

Dans ce contexte terriblement anxiogène, une réalité éclate au grand jour lorsque nous regardions en arrière : nous ne trouvions plus aucun sens à rien et, il faut bien l’admettre, tout partait à vau-l’eau. Nous étions tous critiques envers les dérives et les abus du système, bien souvent à raison (croissance des inégalités, fuite en avant, climat, pollutions, épuisement des ressources, règne du dieu argent et financiarisation de l’économie, impuissance des gouvernances européenne et mondiale, triomphe de la médiocrité et de la bien-pensance, corruption active ou passive des élites dirigeantes, hypertrophie du « je » et narcissisme numérique, etc.). 

Mais dans le même temps, nous ne percevions plus la moindre qualité d’un « vieux monde » pourtant libre, démocratique, pacifié, structuré et organisé, redistributeur, pétri de culture et riche de son histoire. Trouver du sens était devenu interdit.

Redonner du sens. Cette fois, nous avons l’occasion, individuellement et collectivement, avec les jeunes générations qui n’aspirent qu’à cela, de redonner du sens au sens. Nous pouvons même en faire une grande cause, voire un combat ! Ce manque de sens sapait nos capacités à faire Nation, à vivre ensemble et à travailler ensemble ; il érodait la cohésion du pays, et du Continent européen, à tous les niveaux. Dans les cités, les rues et les quartiers, sur les routes, dans les campagnes, dans le monde du travail, et même dans les écoles.

La crise, avec cette proximité soudaine de la mort, nous rend résilients, solidaires, responsables et attentifs les uns envers les autres. C’est, pardon de le dire ainsi, une bonne nouvelle. Mais gare à ne pas faire de cette espérance une illusion de crise ! Nous serions alors tous responsables et coupables. Car une planète surpeuplée, au climat déréglé et sans gouvernance efficace ne manquera pas de nous réserver d’autres mauvaises surprises stratégiques à court terme.

Par ailleurs, si nous voulons préserver ce qui restera de cohésion après la crise, nous devrons vite inventer de nouvelles formes de solidarité. En effet, il y aura beaucoup de Français sur le bord du chemin, des salariés sans travail et des entrepreneurs ruinés. Pour eux, il faudra imaginer autre chose que la soupe populaire. Sans quoi, le sursaut des « gilets jaunes » et de tous les laissés pour compte du Covid-19 sera difficile à contenir.

Dès lors, chaque citoyen sans distinction devra faire face à ses responsabilités, les empoigner avec fermeté et les assumer dans la durée. D’abord au niveau de chaque citoyen, où qu’il soit et quoi qu’il fasse. Pour retrouver ce qui nous fait tant défaut. Du civisme, la portée du mot fraternité, l’empathie, l’esprit d’équipe ou de corps, la confiance. Seul, nous ne sommes rien. Et si nous agissons en solitaire, nous ne valons rien.

Un autre prérequis conditionnera notre capacité à dépasser les immenses difficultés que la France devra affronter : ne pas tout attendre de l’État, et donc prendre autant que possible notre destin en main. Car l’État et les décideurs politiques ne feront pas tout. Cette crise aura au moins permis de révéler leurs limites, leurs défauts et de démontrer la nécessité de refondre cette gouvernance centrale et verticale.

« Armée de la reconstruction ». Dès lors, chacun doit se préparer à faire partie de « l’armée de la reconstruction ». Il nous appartiendra aussi de faire preuve de patience, aucun monde ne s’étant fait en un jour. Ici, le défi est majeur. En effet, la crise risque de creuser encore les inégalités, entre ceux qui ont un emploi dans le privé et ceux qui servent dans le public, ceux qui seront davantage à l’abri dans un grand groupe que ceux travaillant dans une PME étrillée par l’absence prolongée d’activité ou les indépendants, ceux des villes et ceux des champs. La vraie menace, ici, est que le phénomène « d’archipélisation » de la France, si bien décrit par Jérôme Fourquet, s’accentue encore. Dès lors, comment faire que chacun accepte son sort et donne du « temps au temps » ? La réponse nous appartient tous.

En parallèle, les attentes et les besoins qu’exprimera la multitude de nos concitoyens ébranlés vont induire le changement, voire le forcer. Ce qui aura de multiples conséquences sur les entreprises et le marché. Cette fois, les concepts tels que la « RSE » ou la « raison d’être » ne pourront se contenter de rester au niveau des bonnes intentions, ou du marketing interne et externe. Pour les collaborateurs, le « sens au travail » va devenir une vraie boussole, avec des principes qui devront se décliner au quotidien : respect, dialogue, autonomie, reconnaissance.

Et pour les citoyens-consommateurs, la sincérité des entreprises deviendra un facteur de « sélection naturelle ». Par exemple, il leur faudra démontrer qu’elles s’engagent vraiment en faveur d’un partage de la valeur plus équitable vis-à-vis de l’ensemble de leurs parties prenantes. Nous faisons le pari que seules les plus éthiques survivront. Elles auront aussi à intégrer les préoccupations renforcées de chacun pour un meilleur respect de la planète et de la biodiversité (faire preuve de sobriété, lutter contre la malbouffe, etc.). En résumé, c’est une « nouvelle économie » qui devra naître des cendres d’un capitalisme à bout de souffle, et qui devra être, conçu comme un partenariat avec la société et adossé à une vraie culture du dialogue et de la codécision avec les corps intermédiaires.

Enfin, l’État et les décideurs politiques, qui seront confrontés à un niveau de défiance majeur, auront deux séquences de priorités à définir et à annoncer clairement, en prenant la peine, s’ils veulent être audibles, de dépouiller leur parole de ses oripeaux. Les mantras du type « nous devons rester unis » ne serviront à rien. Ce sont des actes qu’il faut ! Les Français ne se contenteront pas de belles formules et de longs discours.

Innombrables problématiques. A court terme, d’abord. L’urgence consistera à traiter les innombrables problématiques de sortie de crise, sans parler de la difficulté à organiser un déconfinement réussi. Quelques exemples : l’impact humain et psychologique d’une telle crise sanitaire et la prise en compte de l’anxiété qu’elle a générée (peur de la mort, peine, enfermement collectif), les tensions sociales qui en naîtront (sur fond d’injustices) associés aux pertes de revenu, le déploiement du soutien aux entreprises sans pour autant « couler » l’État, la reprise d’une vie démocratique « normale ».

A plus long terme, la mission qui reposera sur les épaules des décideurs publics sera pharaonique. Il leur faudra pêle-mêle :

– Redéfinir le rôle et les missions de l’État et de ses serviteurs, en s’appuyant sur la subsidiarité et la déconcentration. Sur le plan institutionnel, il conviendra, enfin d’instituer de vrais contre-pouvoirs. Pour être réussi, un tel exercice nécessitera d’effectuer un retour d’expérience complet de la crise du coronavirus. Comment et pourquoi n’avons-nous pas pu ou pas voulu l’anticiper ? Comment n’avons-nous pas pu, a minima, mieux y faire face ?

– Fixer les grandes priorités permettant de réduire nos dépendances stratégiques (relocalisations, réindustrialisation de nos territoires).

– Mobiliser les moyens nécessaires pour qu’une telle pandémie, ou une autre crise majeure, ne nous mette pas une fois encore KO debout, et nous organiser en conséquence (en particulier sur le plan sanitaire).

– Repenser le cadre général du marché du travail, et le financement des solidarités associées (formation, chômage, santé, retraites, dépendance). C’est un nouveau contrat social qu’il faudra rédiger (de type CNR).

– Réinventer les méthodes de fabrication de décisions collectives acceptées.

– Redonner aux corps intermédiaires une place centrale pour les associer à ces grands chantiers.

– Imaginer un plan (idéalement européen) de refinancement d’urgence, permettant de relancer et soutenir durablement l’économie et l’emploi et d’éviter de creuser encore l’écart entre grands groupes, PME, et travailleur indépendant, et qui ne repose pas sur le seul impôt et ses nombreux travers.

– Contribuer, avec nos partenaires européens, à dessiner une nouvelle Union.

– Défendre la France, ses intérêts et ses positions sur la scène internationale, dans un contexte où elle sera plus affaiblie encore. Dans l’après crise, personne ne fera de cadeau à personne, et les rapports de force resteront le principal levier de discussion et de négociation.

Nous le voyons bien, de la cohérence et de la profondeur de ces chantiers dépendent la cohésion de la France de demain, au travers de la mobilisation de chacun. Lorsque la crise sanitaire sera terminée, ceux qui ont la Nation en charge sentiront alors le poids écrasant du fardeau sur leurs épaules. A eux de choisir de le partager, ou de crouler sous la tâche et d’être balayés par le vent de l’Histoire. Qu’ils ne s’y trompent pas, se remettre en question et changer les méthodes de gouvernance constituera l’acte 1 de la reconstruction de notre pays. Car le premier pas devra être celui qui restaure de la confiance.

* Par Alexandre Malafaye, président de Synopia; Patrice Molle, préfet honoraire; Didier Le Bret, ancien ambassadeur; Général Bertrand Ract Madoux, ancien chef d’état-major de l’Armée de terre; Jean-Claude Mailly, ancien secrétaire général de Force Ouvrière; Benjamin Grange, CEO de Dentsu; Christine Bardinet, DRH; Geneviève Goetzinger, journaliste; Julie de Pimodan, CEO de Fluicity; Joséphine Staron, doctorante en philosophie politique

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