Retrouvez cette tribune publiée dans Le Monde le 1er septembre.
La question environnementale, pour franchir le seuil critique qui la fait basculer dans l’histoire, avait besoin d’un événement. La crise du Covid-19 est cet événement : soudain, global, dangereux.
Jusque-là, nous avions le sentiment d’avoir atteint un niveau de contrôle presque total sur la nature. Or, celle-ci nous a dominés à nouveau. Sur le plan symbolique, elle a repris la main sur les hommes, leur envoyant un ultime avertissement. Beaucoup plus efficace que des catastrophes localisées, comme les incendies ou les inondations, et même que le changement climatique, dont les effets sont lents et moins tangibles pour beaucoup. Le principe d’un événement est qu’il sépare irrémédiablement un avant d’un après. Quel est le potentiel politique de ce changement ?
Le tournant écologique
Pour la première fois dans son histoire, l’humanité s’est trouvée au même moment tout entière face au même problème biologique : cette crise sanitaire, qui met tous les hommes face à un seul virus, est un événement qui s’inscrit non pas dans l’histoire des hommes entre eux, mais dans l’histoire des hommes avec la nature. Si bien que la seule conséquence de long terme de la crise liée au Covid-19 dont nous soyons déjà sûrs est le tournant écologique.
Le sommet européen de juillet a montré que l’Europe était enfin capable de faire preuve d’audace. Pour permettre un plan de relance d’une ampleur inédite, elle va plus loin dans son intégration en mutualisant une dette au niveau continental. En parallèle, s’affirme aussi l’audace d’un continent qui s’apprête à précéder tous les autres dans la transformation écologique de son économie.
Un pari historique
Des trois principales zones mondiales – Amériques, Asie, Europe –, une seule semble pour le moment avoir pris une option écologique très forte : l’Europe. Et précisons, à l’intérieur de l’Europe, la France. Il faut reconnaître à notre nation un goût pour l’histoire, et donc une certaine aptitude à ressentir le changement d’atmosphère. Il est donc finalement revenu à Emmanuel Macron d’affirmer et d’expliciter le 14 juillet – et c’est l’élément le plus novateur de son interview – ce à quoi songe une partie de l’Europe : « On peut, en France, redevenir une grande nation industrielle grâce et par l’écologie. »
Cette option est un pari historique. Et il ne s’agit pas d’un pari pascalien au sens où ce pari, lui, ne sera pas gagnant à tous les coups. Dans une économie mondialisée, où les Etats-Unis et la Chine veulent repartir immédiatement – et c’est déjà le cas pour la Chine –, l’Europe prend le temps de la méditation historique. C’est séduisant. Elle est dans son rôle.
Sagesse pratique
Cependant, à court terme comme à long terme, cette hésitation à reprendre le « business as usual » peut nous être fatale, alors que, à l’exception de l’Allemagne, le continent ne s’est jamais remis de la crise financière.
La crise financière, justement : dernière occasion où l’Europe avait tergiversé. Le pari que rien ne serait plus jamais comme avant, qu’il en serait fini de la toute-puissance de la finance, alors que les Etats-Unis se « réarmaient » sans complexes : entre 2009 et 2019, le PIB américain a réalisé des performances supérieures de 75 % à son équivalent européen. Les Etats-Unis sont finalement sortis vainqueurs d’une crise qu’ils avaient enfantée… La Chine sortira-t-elle demain victorieuse de la crise qu’elle a déclenchée avec le Covid-19 ?
L’Europe ne peut pas se permettre une nouvelle erreur de ce type. Ce serait la crise de trop. La question fondamentale du moment est donc : comment éviter de faire ce pari à la légère ? Si notre mutation écologique est décidée ne serait-ce que cinq ans trop tôt, par exemple au regard de choix technologiques, les conséquences négatives peuvent être énormes.
C’est pourquoi, au moment de prendre ce pari de portée historique, il faut faire preuve de la vertu grecque de prudence : non pas la velléité, mais la sagesse pratique. Ce qui n’empêche pas une détermination à dessiner cette vision d’avenir.
Faisons le pari écologique avec sang-froid, pas avec lyrisme. Posons-nous à tous les niveaux les bonnes questions pour rendre ce pari gagnant : quand ? Sous quelles conditions ? Le continent ne peut se permettre une deuxième sortie de crise ratée. C’est le moment de penser l’écologie au trébuchet de la realpolitik. La France de Macron est bien positionnée pour cela. La « realökologie » est la realpolitik de notre temps.
Jérôme Batout est philosophe et économiste, conseiller à la rédaction de la revue « Le Débat » (Gallimard), co-fondateur de BG Group.
Michel Guilbaud est ingénieur des Mines, ancien directeur général du Medef, co-fondateur de BG Group.