Retrouvez cette tribune publiée le 10 aout dans l’Opinion et écrite par Michel Derdevet, professeur au Collège d’Europe à Bruges et membre de Synopia, en suivant ce lien.
D’ici la fin de l’année, au terme d’un débat public participatif, le gouvernement arrêtera les orientations énergétiques majeures de notre pays à l’horizon 2028.
A cette aune, les choix faits ne devront pas uniquement porter sur les traditionnels enjeux de production ou de consommation, qui captent l’attention des observateurs ; il faudra aussi impérativement évoquer les réseaux d’énergies (gaz, électricité, chaleur, froid) qui, trop souvent, constituent un « angle mort » des politiques énergétiques.
De fait, l’accès à l’énergie, et particulièrement à l’électricité, partout et sans restriction autre que le prix, est considéré aujourd’hui comme un acquis. La France a effectivement jusqu’ici pu s’appuyer sur une organisation nationale de ses réseaux, fruit de la Libération, ayant garanti une compétitivité des tarifs d’acheminement, une solidarité territoriale et la constitution d’entreprises de service public de grande stature industrielle.
Pourtant, aujourd’hui, trois dynamiques questionnent cette organisation historique et contribuent à faire des réseaux énergétiques un enjeu clef en matière de succès de la transition en cours, de cohésion territoriale et de développement de filières industrielles performantes, de taille internationale.
Tout d’abord, la transition énergétique confère aux réseaux un rôle nouveau puisqu’ils devront intégrer, dans une logique désormais bottom up, des centaines de milliers d’installations de production renouvelable, diffuses dans les territoires, et des millions de points de charges de véhicules électriques ou au gaz naturel pour véhicules (GNV), peut-être bientôt hydrogènes. Pour y parvenir, ils seront au cœur de la numérisation du système énergétique, avec aujourd’hui le déploiement des compteurs communicants Linky et Gazpar, et demain le déploiement à grande échelle des smart grids.
Le tout signifie un accroissement considérable des investissements sur ces infrastructures. En Europe, environ 180 milliards d’euros d’investissements seront nécessaires d’ici 2030 pour mettre à niveau et étendre les réseaux énergétiques européens, selon la Commission européenne (23 novembre 2017). C’est dire l’impérieuse nécessité de s’assurer d’un cadre régulatoire innovant, à la fois pour leurs gestionnaires et pour les nouveaux acteurs locaux qui souhaitent s’impliquer autour des enjeux territoriaux de demain.
Aggiornamento territorial. Ensuite, l’évolution de notre paysage institutionnel est aussi caractérisée par un réel aggiornamento territorial de la politique énergétique, déjà engagé ces dernières années par de nombreuses compétences nouvelles conférées aux collectivités (1). La transmission de données par les gestionnaires de réseaux leur permet déjà de revisiter leurs politiques locales, de lutte contre la précarité, d’aménagement d’éco-quartiers, de développement de plans de mobilités…
Demain, les approches multi-fluides enrichiront plus encore ce cadre traditionnel de dialogue, ouvrant autant de champs nouveaux d’interactions avec les différents acteurs territoriaux (Autorité organisatrice de la distribution d’électricité, établissement public de compétence intercommunale, métropoles…). Une chose est sûre : les attentes des collectivités vont croître, et sans doute se différencier, mettant en tension une péréquation spatiale des tarifs et une organisation solidaire à laquelle les acteurs réaffirment pourtant leur attachement. Ne l’oublions pas, les réseaux nationaux sont des opérateurs cruciaux, qui ont la vertu de permettre le foisonnement des consommations et des productions et les échanges entre territoires.
Enfin, les réseaux énergétiques font dans ce contexte l’objet, partout en Europe, d’importants mouvements de restructurations capitalistiques et industrielles, extrêmement différents en termes de stratégies. En Italie, Enel s’est spécialisé sur le secteur régulé et a ainsi fait le choix d’une expansion à l’international, dans les réseaux de distribution, notamment en Espagne et en Amérique du Sud. Les opérateurs chinois poursuivent la même orientation, mais en s’accaparant de larges pans des réseaux européens de transport, au Portugal, en Grèce, en Italie. L’Allemagne n’est pas en reste à travers les échanges d’activités et d’actifs entre RWE et E.On, cette dernière récupérant les réseaux de distribution du premier.
Recomposition. L’ensemble de ces recompositions laisse émerger des acteurs disposant de tailles croissantes, à même d’être prescripteurs de solutions technologiques d’avenir. De ce point de vue, l’organisation nationale des réseaux en France fait de moins en moins office d’exception. Dans le même temps, de nouveaux acteurs tels que les GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft], qui étaient jusqu’ici hors du champ de l’énergie, s’investissent de plus en plus fortement sur le sujet afin d’en capter une part de valeur ajoutée.
Il y a ainsi une accélération du temps sur un secteur devenant stratégique, qui est jusqu’ici grandement ignoré dans notre pays. Les enjeux sont cependant essentiels, puisqu’il s’agit de concilier la réponse à des attentes renforcées des collectivités avec l’impératif d’une masse critique permettant aux gestionnaires de réseaux français de garder leur position actuelle de leaders internationaux, le tout en assurant une optimisation de l’efficacité et des coûts de ces infrastructures qui peuvent représenter jusqu’à 30 % de la facture TTC des consommateurs.
Cela imposera à l’évidence, dans les prochains mois, de redécouvrir la place essentielle des réseaux d’énergie, afin d’esquisser des perspectives conjuguant à la fois innovation, efficience et maintien d’une solidarité territoriale, garante de l’unité de notre pays.