Retrouvez la chronique d’Alexandre Malafaye sur le site de L’Opinion, via ce lien.
Les Français, dans leur grande majorité, n’aiment pas l’économie. Certains la détestent et la rendent responsables de tous les maux qui affectent notre société. Pour ceux-là, l’économie serait assimilée à une gigantesque prison composée des entreprises, dont les patrons seraient les matons, et les financiers, les donneurs d’ordre extérieurs. Conséquence directe, le travail est vécu, ou théorisé, comme un moyen d’aliénation ou d’asservissement des « masses laborieuses ».
Cette vision réductrice hélas répandue dans l’imaginaire collectif est alimentée par tous ceux qui participent au débat public et traitent d’économie sans rien en connaître de pratique. Ceux-là même qui généralisent et simplifient tout, se repaissent de concepts macroéconomiques ou de références « keynesio-shumpeterienne » pour paraître savants, ou rallier des partisans à leur cause démagogique.
Dès lors, ce n’est pas la réalité économique qui sert de cadre au débat politique, mais une accumulation de stéréotypes contradictoires qui ont pour effet d’opposer de façon radicale, et irréconciliable, tous ceux qui sont pourtant « condamnés » à travailler ensemble. La lutte des classes répond à l’oppression des masses. Nous tournons ainsi en rond de façon stérile depuis des décennies et, faute de partager un socle minimum d’informations objectives en matière d’économie, les Français s’enferment dans une conception irrationnelle, « gagnant – perdant », du dialogue social et des rapports de force qui en découlent.
Cette méconnaissance des questions économiques se retrouve partout, et d’abord au sein de l’école de la République qui rechigne à enseigner le rôle majeur de l’entreprise dans la vie et la cohésion de la Cité, et dans l’indispensable processus de création des richesses. Cette inculture, étonnement (ou savamment ?) entretenue à tous les niveaux, prolonge les clivages et, en définitive, prive beaucoup de nos concitoyens de leur libre arbitre. Comme la nature a horreur du vide, et que la méconnaissance engendre la peur, ils pensent trop souvent à travers les gourous de l’anti mondialisation et les marchands de « grand soir ».
Bien sûr, le monde économique, et donc celui de l’entreprise, n’a rien du paradis terrestre. Loin s’en faut ! Ce n’est pas l’enfer pour autant et, l’infécondité du dialogue social gâche le quotidien de millions de Français et détruit des quantités phénoménales de richesses. Mais les responsabilités de ce fiasco national sont partagées. Ceux qui, depuis trop longtemps, considèrent les ressources humaines comme une simple variable d’ajustement du compte de résultat sont aussi coupables que les partisans d’un progrès social ouvrier nécessairement punitif pour les riches (les chefs d’entreprises et les actionnaires). Sans oublier ceux qui, par idéologie et inexpérience, corsètent l’économie comme l’administration soviétique le faisait. Quant aux gouvernants, aux leaders des partis et aux syndicalistes, ils ont depuis longtemps transformé le terrain du débat politique en champ de bataille électoral. Le produit de ces dérives absurdes est là, sous nos yeux : creusement des inégalités, chômage de masse et désastre industriel. La France n’a plus de cap, plus de grand dessein collectif.
Voilà pourquoi l’ordonnance « relative à la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l’entreprise » constitue peut-être le pivot de la transformation voulue par Emmanuel Macron. La loi a montré qu’elle était incapable de régler le profond différend qui oppose les acteurs du monde économique et se déchirent dès qu’il s’agit de social. Il leur appartient de se saisir de cette opportunité historique pour agir par le bas, ce sera bientôt légal, et amorcer un changement de nature et de culture des rapports sociaux. Car désormais, le dialogue est social ET économique. Ce mot n’est pas un simple gadget. Il doit inspirer le dialogue mené au niveau l’entreprise, pour partager vraiment les enjeux avec les salariés et les associer davantage au devenir de l’outil de travail. A l’effort de pédagogie des uns doit répondre la volonté d’écoute des autres.
A terme, si cette possible mutation à bas bruit vers un dialogue social ET économique est réussie, elle ouvrira la voie à des progrès sociaux construits sur des bases solides et durables, au plus proche des réalités, négociés et non arrachés.
Les syndicats jouent gros. Par delà la menace dégagiste réelle qui pourrait bien frapper à son tour la bourgeoisie syndicale, ils ont la responsabilité de mettre à jour leur logiciel de négociation, afin qu’il intègre l’enjeu économique. Il ne s’agit pas d’opérer ce changement sous la contrainte, mais de faire le pari qu’une véritable compréhension des problématiques de l’entreprise favorisera la conclusion d’accords plus favorables à l’ensemble des parties, tout en retissant un peu de la cohésion perdue de notre Nation.
A terme, si les syndicats veulent acquérir, comme un Allemagne ou aux Pays-Bas, un pouvoir de codécision dans l’entreprise, ils doivent le mériter, devenir économiquement intelligents et ne plus confondre action syndicale et militantisme politique. Passer de la logique de l’affrontement à celle de la négociation, du compromis. L’intelligence collective ne s’épanouit qu’ainsi.
De leur côté, les dirigeants d’entreprises – et leurs représentants – partagent une responsabilité équivalente. Il faut être deux pour réussir un mariage. En premier lieu, ils doivent jouer un rôle majeur dans la création des dispositifs destinés à sécuriser les parcours professionnels et à développer les compétences des salariés. Il leur appartient aussi de faire le meilleur usage de la flexibilité accordée par les ordonnances « loi travail ». Si par cas un moins disant social général en naissait, il se pourrait que le retour de bâton soit violent.
Une fois encore, nous le voyons bien, c’est dans l’éthique des pratiques de gouvernance que va se forger le destin des « transformations » engagées. Réussir n’est pas une option. Pour aborder enfin les grandes questions humanistes, celles qui conditionnent véritablement le futur de notre Nation, et même de notre civilisation, à savoir la place de l’homme dans la société moderne (et dans l’économie), nous avons besoin de sérénité et de confiance mutuelle.
Le Président de la République a lui aussi une responsabilité écrasante sur les épaules. Pour impulser et « en même temps » réconcilier. Dans cette perspective, mieux vaudrait qu’il évite les provocations lancées depuis l’étranger. Surtout, il doit prendre garde à ne pas trop charger d’un coup la chaudière de la contestation de rue. Car du frottement des silex de l’économique et du social, des étincelles de progrès peuvent jaillir, ou bien provoquer de nouveaux incendies.