Retrouvez cet article écrit par Jacky Isabello sur le site du Figaro.
La paternité de l’expression «gilets jaunes» est accordée à Ghislain Coutard, un Narbonnais de 36 ans, auteur d’une vidéo «coup de gueule» postée sur Facebook pour appeler à suivre le mouvement du 17 novembre déjà annoncé par Éric Drouet, un chauffeur routier. Alors que les médias soulignent parfois les fractures numériques du pays, c’est-à-dire les difficultés, voire l’incapacité, éprouvées par certains Français de se servir des outils numériques, une France débrouillarde s’est emparée de Facebook pour orchestrer les blocages, structurer un discours, construire et faire adhérer la population aux revendications du mouvement.
La communication met au centre de ses méthodes professionnelles la création de la marque. Cette dernière permet la compréhension du message et l’appropriation des codes de ce message pour provoquer un comportement, souvent d’adhésion politique ou de consommation. Or le paradoxe est que la fronde spontanée des «gilets jaunes» dispose de toutes les facettes de l’identité de marque, théorisée par l’un des grands de la communication, Jean-Noël Kapferer. Un nom d’abord. Une représentation graphique ensuite (ce gilet que chacun doit détenir dans son automobile). Un positionnement (le ras-le-bol fiscal). Des valeurs (les revendications des «gens d’en bas» obligés d’utiliser leurs voitures). Une éthique (le travail, la participation quotidienne à tout ce qui fait société,la force de la province parfois snobée par les métropoles, en particulier Paris). De surcroît la marque est forte de s’être construit très rapidement un canal de distribution (les milliers de points de contestation qu’affichent sur nos écrans les chaînes d’info en continu) et un message (supprimer les taxes sur l’essence et contester la légitimité du pouvoir en place).
Les «gilets jaune» représentent donc un miracle en termes de communication, car l’exercice est très ardu. En permettant ce miracle, les réseaux sociaux ouvrent une nouvelle ère. Rappelons-en la généalogie. L’univers numérique est entré dans nos vies depuis plus de vingt ans maintenant. Les outils d’Internet se sont d’abord développés, puis les applications dites de «médias sociaux». Progressivement Facebook, Twitter, YouTube, Instagram, Snap, se sont imposés comme de nouvelles sources de contenus, informant sans filtre, sans intermédiation sur l’état d’esprit des populations. Les spécificités de chaque réseau forgent leur complémentarité. Bien utilisés, ils se conjuguent et démultiplient la puissance de propagation des opinions qui s’y déversent. Le commentaire concis, parfois brutal et anonyme sur Twitter ; les images d’amateurs mais empreintes de l’authenticité du terrain sur YouTube ; la force de l’association, du rassemblement, le sentiment de faire société pour le très puissant et non moins controversé Facebook.
À partir de décembre 2010, lors des printemps arabes, ces outils ont subjugué les médias. Ils permettaient en effet d’obtenir des images et des émotions populaires dans des pays habituellement soumis à la censure et contraints au silence.
En septembre 2013, en France, ces mêmes réseaux sociaux ont permis l’agrégation de millions de soutiens inattendus à un bijoutier niçois qui avait tué un braqueur, Stephan Turk. Plus tard, en février 2016, ils ont donné un visage animé aux vidéos du mouvement #OnVautMieuxQueCa, apparu pour soutenir l’oppositionà la «loi travail». Cette dernière fronde, qualifiée de protéiforme parles sociologues et les communicants, laissait entrevoir une utilisation innovante de la plateforme YouTube.
La révolte des «gilets jaunes» n’est pas inédite. Nos années d’études ont gravé dans nos esprits l’importance qu’ont eue dans l’histoire de Francela Grande Jacquerie du XIVe siècle, la révolte des Croquants sous Louis XIII et 1789. Le mouvement en cours a toutefois cela de neuf qu’il submerge la parole portée en temps ordinaire, en démocratie, par des corps intermédiaires. Ni parti politique, ni syndicat de salariés n’ont senti monter la grogne des contribuables-citoyens.
Les réseaux sociaux font bien plus que sceller dans le marbre numérique certaines maladresses d’expression ou de comportement de nos présidents. Ils offrent à une certaine opinion publique, dont la structure changera à chaque éruption de colère, un modèle de corps intermédiaire gazeux, ductile, capable de mettre sous tension, avec une fulgurance inattendue, toute forme de pouvoir politique et institutionnel structurée. Bref une forme d’expression d’un nouveau monde dont la représentation démocratique aurait grand tort de ne pas se méfier.