Le sujet est loin d’être épuisé et le prochain remplacement du Président du COR n’augure rien de bon.
Dans la perspective de 2027, quelle est votre vision de ce défi sociétal ?
Depuis 1993 les réformes successives ont réduit les droits des intéressés ce qui rend le dossier anxiogène. Les gouvernements successifs sont restés bloqués sur trois leviers : l’augmentation des cotisations, la baisse des prestations et le recul de l’âge ou l’augmentation de la durée, rejetant le premier au nom de la compétitivité. La tentative de régime universel en 2017 a échoué car incomprise, technocratique et marquée par une volonté de l’Etat de tout contrôler. Globalement les retraites sont victimes d’une croissance faible, d’un chômage élevé, d’une répartition de la valeur moins favorable aux salaires, d’une productivité trop faible, des évolutions démographiques. Si des ajustements sont toujours possibles, y compris pour réduire certaines inégalités, il faudra aussi examiner la mise en place d’un troisième niveau obligatoire et complémentaire, géré par l’Agirc Arrco sur le mode de la capitalisation.
Je ne sais pas si ce dossier sera dans les programmes en 2027, au-delà du slogan « demain on rase gratis ». Ce qui est essentiel c’est que toute réforme doit recueillir un consentement majoritaire. La démocratie supporte mal les diktats. Quant au remplacement du Président du COR par un économiste macronien, il interpelle.
Le patronat a-t-il conscience des difficultés rencontrées par des millions de Français face à la notion de fin de mois ? On nous dit qu’il faut éviter la spirale salaires / prix. Est-ce selon vous un risque tangible ?
Quid des salaires non indexés situés juste au-dessus du SMIC. L’écrasement de l’échelle des rémunérations est-elle un risque additionnel de désespérance sociale ?
Le patronat a conscience du problème salarial même s’il y répond imparfaitement (ce qui vaut aussi pour l’Etat employeur) et de manière différenciée selon les entreprises. De fait, mis à part le SMIC qui est indexé, les salaires ne suivent pas l’inflation. Celle-ci est d’ailleurs due à l’augmentation des coûts, notamment des produits énergétiques, et à l’accroissement des marges en particulier des grandes entreprises. Il n’y a donc pas de risque de spirale.
Concernant la désespérance sociale liée à l’écrasement des grilles de salaires le problème est récurrent et il est urgent de le régler. Quand les salaires minima conventionnels de branche ont leurs premiers niveaux sous le SMIC, les entreprises concernées, sauf à négocier elles-mêmes de vrais accords internes, mettent en place une indemnité pour que les salariés touchent le SMIC. Quand le SMIC augmente, c’est l’indemnité qui diminue et les salariés restent scotchés au SMIC sans perspective. En outre ceux qui sont au-dessus du SMIC se font rattraper, ce qui est aussi source de déclassement.
Il n’y a pas 36 solutions : il faut diminuer les exonérations de cotisations patronales en les calculant non plus sur le SMIC mais sur les minima qui lui sont inférieurs excepté pour les entreprises qui ont négocié en interne afin que le premier niveau soit le SMIC. Et je ne comprends pas pourquoi le gouvernement attend encore le mois de juin 2024 pour agir. Et n’oublions pas que les salariés les plus concernés sont ceux des premières et secondes lignes, dont des femmes, que l’on a oublié après la crise sanitaire.
La conjoncture nous mène, avec une forte probabilité, vers la stagflation. Les derniers chiffres de l’INSEE (parution du 31 Octobre 2023 ) portent un tassement de la croissance du PIB. Et une reprise à la hausse du chômage. Quelle est votre analyse de la conjoncture 2023 / 2024 ? Comment expliquer un chômage à la hausse et simultanément des pénuries sectorielles de main d’œuvre ?
Même si la France fait mieux que l’Allemagne, nous nous orientons effectivement vers une situation de stagflation cumulant croissance faible et inflation. Les plus optimistes considèrent qu’il faudra attendre un an avant que l’inflation puisse revenir à ses niveaux antérieurs. Dans ces conditions, il est malheureusement logique que le chômage réaugmente et que le rapport de forces se réinverse quelque peu dans les négociations. Quant à l’inadéquation entre l’offre et la demande en matière d’emploi, elle n’est pas nouvelle même si elle s’est accrue depuis la pandémie pour plusieurs raisons dont des insuffisances en matière de formation ou le refus de mauvaises conditions de travail dont certains employeurs ont pris conscience, par exemple dans la restauration, des salaires bas.
Ce contexte ne va pas contribuer à améliorer le moral des français, qui plus est avec le contexte international que nous connaissons et dont les évolutions sont imprévisibles.
Sur le fond il est indispensable que le monde occidental, dont l’Europe, fasse son aggiornamento économique et social. Il faut sortir de la logique néolibérale de l’école économique de Chicago qui a conduit à une concurrence biaisée, à un accroissement des inégalités, à un recul de l’intérêt général ce qui in fine affaiblit la démocratie. La France est concernée spécifiquement car son peuple est politique, qu’il attend beaucoup de ses responsables, que la déception est d’autant plus grande quand ceux-ci ne répondent pas ou mal aux aspirations, que les services publics ont des difficultés. Il faut être vigilant car ces périodes peuvent faire le lit de tous les populismes et on le voit déjà.
France Travail : est-ce un gadget ou vraie innovation de rupture ? L’Unedic : le paritarisme en danger et la vision comptable de l’État. Assurance-chômage : au global, est-ce une réforme anti-sociale ?
Plus que compliquée, la création de France travail est complexe et peut s’avérer être une usine à gaz. Qu’il s’agisse de la gouvernance nationale ou locale des multiples acteurs concernés, c’est loin d’être simple ! J’ai le même sentiment que pour le dossier en 2017 du régime universel de retraite : une idée ou un slogan accrocheur mais un monstre technocratique à faire fonctionner qui se terminera par une main mise complète de l’Etat dont on sait qu’il n’est pas forcément meilleur gestionnaire.
La perte de pouvoir de ce dernier notamment dans le domaine monétaire, la complexité décisionnelle au niveau européen, la logique néolibérale évoquée plus haut ont conduit progressivement les pouvoirs publics à vouloir prendre la main sur toute la sphère sociale y compris compte tenu des masses financières en jeu.
On l’a vu déjà avec la création de Pôle emploi après la crise financière de 2008, avec la remise en cause du logement, avec la volonté jusqu’ici bloquée de prendre la main sur les réserves financières de toutes les caisses de retraites ou avec la remise en cause de l’assurance chômage en 2018.
En décidant à l’époque, sous prétexte d’une augmentation de pouvoir d’achat, de remplacer la cotisation des salariés à l’assurance chômage par la CSG, il voulait surtout prendre la main rappelant pour cela que la CSG était un impôt, donc de la responsabilité des pouvoirs publics. Et comme il n’est pas adepte – c’est le moins qu’on puisse en dire – du dialogue social, il a rendu la négociation des partenaires sociaux impossible en imposant une lettre de cadrage socialement irréaliste. Résultat : il devenait le « chef » en affirmant que les interlocuteurs sociaux n’avaient pas su faire le job !
In fine c’est le paritarisme qu’il veut mettre à bas. Or ce dernier fait partie intégrante de la démocratie sociale. Non seulement les partenaires sociaux ont depuis longtemps fait la démonstration qu’ils savaient gérer mais le paritarisme est aussi pour les syndicats de salariés et d’employeurs une école de responsabilité. Le remettre en cause est une faute au plan social, politique et démocratique qui aura des conséquences sur le comportement des uns et des autres, par exemple en conduisant le syndicalisme vers des comportements politiques.
L’actuelle négociation s’avère donc encore délicate. Sur les retraites complémentaires les partenaires sociaux ont à juste titre su faire front commun et s’imposer. C’est l’exemple à suivre selon moi.
De fait l’exécutif tend à appliquer une conception dangereuse du « en même temps » : libéral au plan économique, autoritaire au plan social.
La démocratie repose sur deux jambes, la politique et la sociale.
Sur l’apprentissage : une réforme heureuse ou une sorte de trompe-l’œil ?
C’est une réforme opportune et nécessaire. L’apprentissage quand il est bien fait est un passeport efficace pour l’emploi. Le développer est donc positif. Il fallait aussi redorer son blason auprès des familles et des jeunes. L’extension à tous les diplômes va dans ce sens. On peut toujours améliorer tel ou tel point à partir d’une évaluation mais il ne faut pas revenir en arrière. C’est une réforme sociale, il n’y a pas tant que cela dans la période.
Il faut d’ailleurs regretter que l’évaluation ne soit pas une pratique familière de l’Etat, excepté chez les militaires avec les Retex (retours d’expérience). Et quand elle a lieu on n’en tire pas toujours les conséquences. Un exemple parmi d’autres : lors des discussions sur les ordonnances travail controversées de 2017, j’obtiens avec Laurent Berger la mise en place d’un comité d’évaluation, persuadés que nous étions que certaines dispositions étaient nocives ou contre efficaces. Ce comité a rendu un rapport objectif en 2021. Résultat : plutôt que d’en tirer les conséquences, le gouvernement a supprimé le comité !
Pensez-vous qu’une réforme du barème de l’IRPP incluant la création d’une tranche supérieure additionnelle aurait été opportune ? D’autres pistes en matière fiscale ?
Le système fiscal français est malade de sa complexité, de sa mauvaise prise en compte de l’équité, de son instabilité. Les citoyens comme les entreprises ne refusent pas l’impôt mais sont persuadés qu’ils ne sont pas tous logés à la même enseigne. Une PME considère qu’elle paye plus d’impôt sur les sociétés qu’une grande entreprise qui pratique l’optimisation fiscale. Idem pour les citoyens. Une réforme d’ensemble est nécessaire. La dernière fois qu’elle fut abordée c’est quand Jean-Marc Ayrault était Premier Ministre mais son départ précipité l’a remis au congélateur.
De mon point de vue l’équité doit être au cœur de cette réforme, y compris pour des raisons de lisibilité et de consentement. Par exemple il faut réhabiliter l’impôt sur le revenu, l’impôt le plus juste, avec son vrai rôle : chacun participe équitablement selon ses revenus et plus ceux-ci sont hauts plus le taux est élevé. Et tout le monde doit le payer, c’est ce qui fait aussi que l’on est citoyen.
Il faudrait aussi limiter les possibilités d’y échapper en tout ou partie, tout en sachant qu’une assiette large peut permettre des taux moins élevés.
Le raisonnement vaut pour la fiscalité des entreprises (l’impôt sur les sociétés est préférable aux impôts contreproductifs sur la production), la fiscalité indirecte ou la fiscalité locale.
En attendant, en période de difficultés budgétaires, il m’apparait sain que les plus hauts revenus ou bénéfices soient mis à contribution, y compris de manière temporaire.
L’appétence au travail, le goût pour le labeur semblent avoir profondément changé. Quel diagnostic portez-vous sur ce sujet et sur son corollaire, le tassement de la productivité ? Cette situation nous éloigne-t-elle de grandes réformes sociales et de » La révolution du temps choisi » chère à » Échanges et Projets » il y a déjà quatre décennies.
Je pense surtout, s’agissant des salariés, qu’ils réclament et recherchent du respect, plus d’autonomie et de responsabilité, moins de reporting. La rémunération est aussi un élément important pour la majorité d’entre eux. Mais il y a aussi les conditions de travail et les relations au travail. Cela explique également pourquoi le travail free-lance ou indépendant est parfois choisi. Comme l’expliquait le regretté Daniel Cohen on est passé de la subordination à la compétition. Dans le rapport au travail, la pandémie a accéléré les choses : on a d’une certaine façon pris conscience qu’on était mortel, qu’on pouvait suspendre nos libertés et qu’il fallait s’interroger sur le sens que l’on voulait donner à sa vie, par exemple dans l’équilibre vie professionnelle/vie privée. Le développement du télétravail y participe s’il est bien conçu. Ce doit être un vrai projet négocié et il doit être accompagné des formations nécessaires, notamment pour le management intermédiaire qui a souvent été déstabilisé. On ne gère pas à distance comme en présentiel, qui plus est avec des N+1 ou N+2 qui sont restés dans une logique verticale.
Il faut également savoir préserver l’importance du collectif facteur de créativité et de sociabilité et je ne suis pas sûr que les flex bureaux y participent.
S’agissant de la productivité il faut être prudent sur les statistiques globales. La dégradation en France est aussi due à la désindustrialisation et à la part plus importante des services où la productivité est moins forte et parfois mal appréhendée.
Enfin, il est indispensable de développer objectivement toutes les démarches de type RSE ou ESG, environnement, social et gouvernance étant étroitement liés. Les entreprises qui ne le font pas ou mal en souffriront économiquement et la finance devra y prendre sa part. C’est aussi une question de bon sens : quand le climat social est bon, quand le dialogue social et professionnel existe, quand la co-construction est possible, chacun dans ses responsabilités, tout le monde s’y retrouve. Ce qui vaut aussi pour l’exécutif sinon, comme le dit un proverbe danois, « si l’autorité n’a pas d’oreille pour écouter, elle n’a pas de tête pour gouverner. ».
Jean Claude Mailly,
Vice-président de Synopia