Retrouvez cet article sur le site de l’Opinion via ce lien.
Face à un diagnostic sans appel – coût trop élevé, service rendu dégradé, ouverture à la concurrence – le gouvernement s’est attaqué à la refonte du « système ferroviaire français » de façon frontale et fait du statut de cheminot le totem à renverser, sans guère se soucier de convaincre les intéressés de faire le deuil de leur conception du « service public ».
Pourtant, à bien lire le rapport piloté par Jean-Cyril Spinetta, on comprend qu’au-delà des statuts « archaïques », c’est surtout l’absence de vision des gouvernements successifs, l’ingérence des élus locaux, et l’incurie de la tutelle de l’État qui ont conduit le système ferroviaire a son déclin. Sa lecture nous apprend aussi qu’il faut éviter les amalgames tels que endettement significatif du système et non-compétitivité de l’opérateur, ou encore activité potentiellement rentable du TGV et desserte secondaire subventionnée.
Hélas, en dépit de ce retour d’expérience bien narré, l’histoire se répète. On comprend qu’il faut réformer. Mais pour faire quoi ? Et avec qui ? Du flou naît le trouble. Pas de projet véritable, et pas de pilote, puisque le président actuel de la SNCF n’est pas candidat à un troisième mandat. Dès lors, comment emporter l’adhésion des cheminots ? Qui peut sérieusement croire qu’une profonde transformation de l’entreprise publique se fera contre les 160 000 agents de la SNCF ?
Pourtant, dans les décennies précédentes, des transformations similaires, comme l’ex France Télécom ou La Poste, ont été menées avec succès. Plus pertinent encore est l’exemple des ex-arsenaux de la Marine devenus « DCNS » en 2003, puis « Naval Group ». Répartis sur une douzaine de sites, l’entreprise publique employait des dizaines de milliers d’ouvriers d’État dont le statut était au moins aussi « protecteur » que celui des cheminots. Qui, au début des années 2000, aurait parié sur la transformation des arsenaux de 1946 en une entreprise commerciale, compétitive, de classe mondiale et leader sur son marché ?
La tâche était immense : sureffectifs, statuts inadaptés des personnels, outil industriel en étroite dépendance de sites Marine nationale, place faible laissée aux savoir-faire des sous-traitants, aucune possibilité d’accès à l’exportation, etc. Comme pour le rail, le problème résidait dans la définition d’un périmètre, doublé d’une imbrication d’infrastructures et de risques de redondances de compétences avec la Marine. Et que dire des problèmes de sécurité : sécurité incendie des navires, de la plongée des sous-marins, sécurité nucléaire des réacteurs et des installations de soutien à terre, sécurité pyrotechnique, etc.
Mais, contre toute attente et en dépit d’un « État actionnaire » pas toujours très souple ni adroit, la transformation s’est opérée. La première raison de ce succès, s’agissant d’activités industrielles, repose sur la prise en compte du temps long. Dès la fin de la guerre froide, la séparation des activités étatiques de celles à caractère industriel est enclenchée ; un peu comme la démarche RFF (Réseau Ferré de France) pour les chemins de fer nationaux, lorsque le réseau ferré a été séparé de l’activité traction et voyageurs. Puis, a été menée une politique drastique de réduction des effectifs sur une douzaine d’années, au profit d’un recours plus large à des compétences externes.
Enfin, un projet d’entreprise s’est dessiné. Celui-ci avait été imaginé en interne et porté par une équipe dirigeante stable et motivée. Il obtint la caution d’un des grands groupes privés du secteur, et fut soutenu, dans les instants critiques (juillet 2001 et mars 2003), par deux ministres pragmatiques, parfois contre l’avis de leur administration (Défense et Finances). Comme pour la SNCF, ce projet prévoyait l’arrêt du recrutement de personnels à statut, mais il garantissait celui des ouvriers d’état, au sein de la future entité, jusqu’à leur départ en retraite.
Sur le plan juridique, la nécessité d’aller vers un statut de société commerciale nationale a fait l’objet d’une argumentation claire : permettre à l’entreprise de se battre à armes égales avec la concurrence naissante, de se déployer à l’international, d’être capable d’acheter ses fournitures sans la pesanteur du code des marchés publiques, d’embaucher sans la contrainte d’une tutelle par culture peu encline au risque, ou encore de bâtir des alliances industrielles sans l’obligation d’aller chercher la signature d’un ou deux nouveaux ministres à chaque mémorandum d’entente.
Quant à la finalité du projet, la question ne se posait pas : les métiers de concepteur et de constructeur (avec le monopole sur les navires à propulsion nucléaire), et le service de maintenance d’une flotte de guerre, avaient de beaux jours devant eux. Le « rêve » était possible.
Dans le discours public actuel sur l’avenir de la SNCF, et sa face moins visible qu’est le rapport Spinetta, rien de tout cela :
- Le rapport est ardu : une quarantaine de recommandations, parfois prosaïques, parfois théoriques, font qu’il est impossible d’en retirer un sens global.
- L’impression que les propositions résultent d’une mise en concurrence voulue par l’Europe, qu’il est urgent de couper les petites lignes, et de stopper les investissements pharaoniques.
- Seul l’abandon du statut de cheminot est débattu sur la place publique.
Fixer le cap, et mettre en situation des leaders qui incarnent et portent le sens de la réforme, voilà ce que les Français attendent de ceux qui nous gouvernent. Surtout, il faut comprendre que la réforme ne constitue pas un projet en soi. Pour embarquer les cheminots dans la transformation de leur très belle entreprise, il est nécessaire de donner du souffle au projet, en commençant par revenir aux fondamentaux de la SNCF. La « raison d’être » du mode de transport par rail, outre le fait qu’il offre bien plus de sécurité aux usagers, c’est sa contribution essentielle à une politique de mobilité durable. Forte de son exceptionnel savoir faire, la SNCF pourrait avoir l’ambition de devenir le leader mondial de la mobilité durable. Car elle possède un atout maître en la matière : pour une part modale de 10 %, le transport ferré ne représente que 0,6 % de la consommation d’énergie. L’économie de CO2est considérable pour les trains de voyageur. Le fret, de son côté, émet dix fois moins de CO2par km que son équivalent en poids lourds. Dans ce contexte, on doit se demander pourquoi la puissance publique ne parle plus de ferroutage(transport combinant route et chemin de fer). Il y aurait là de quoi proposer un projet enthousiasmant aux cheminots : leur engagement au service de la transformation structurelle du pays, avec le renouveau du transport par fret qui soulagerait des autoroutes menacés de saturation, éviterait de devoir empiéter encore plus sur les territoires pour dédoubler ces voies, et contribuerait à réduire l’empreinte carbone de la France.
En définitive, ce qu’il est peut-être prioritaire de réformer, c’est la façon de réformer elle-même, pour la rendre inclusive.
Xavier MARCHAL, membre de Synopia, ancien dirigeant de DCNS, et Alexandre MALAFAYE