Retrouvez l’article publié par Fabrice Lorvo dans le Huffington Post le 12 juillet 2018, via ce lien.
Fabrice Lorvo est Avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit des médias et de la communication, et administrateur de Synopia.
Le 3 juillet 2018, le tribunal correctionnel de Paris a condamné à six mois de prison avec sursis et 2000€ d’amende deux individus pour avoir cyber harcelé (notamment en proférant à son encontre des menaces de mort et de viol) la journaliste d’Europe 1, Nadia Daam.
Rappelons que cette chroniqueuse avait exprimé, en octobre 2017, son soutien aux militantes féministes qui avaient créé un numéro de portable « antirelou » pour dénoncer le harcèlement de rue dont les femmes sont l’objet. Cette opération, plutôt humoristique et pédagogique, avait suscité en quelques heures 20.000 messages d’insultes sur le forum « blabla 18-25 » de Jeuxvideo.com. Madame Daam avait qualifié ce forum de « poubelle à déchets non recyclables d’Internet » et dénoncé la « bêtise crasse » de ses membres. Sa chronique a concentré sur elle et sur sa famille tout le flot de haine qu’elle dénonçait.
A titre liminaire, cette affaire illustre parfaitement le caractère ambivalent d’Internet. Il s’agit d’un formidable outil qui a permis le développement extraordinaire de la liberté d’expression et, en même temps, qui a entraîné une dégradation profonde de cette expression. En effet, sur les réseaux sociaux, ce n’est pas la subtilité ou la finesse d’analyse qui conduit à se faire remarquer, c’est plutôt l’invective, l’outrance et la violence… Le problème est qu’il est difficile de traiter les aspects négatifs sans porter atteinte aux aspects positifs.
Quel que soit le média, et Internet n’échappe pas à la règle, la liberté d’expression, qui est un des piliers de la démocratie reconnu par le droit français et le droit européen, n’est ni générale, ni absolue. Elle a pour limite notamment la protection des personnes. Est donc interdite toute une série de comportements comme la diffamation et l’injure, la diffamation à base raciale, religieuse ou nationale, la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence sur ces mêmes bases, ou encore, la menace de commettre un crime ou un délit.
Cette décision rappelle fort à propos que le monde numérique n’est qu’un nouveau support dématérialisé. Les incriminations qui viennent sanctionner l’abus de la liberté d’expression sur les supports traditionnels (le papier, les ondes radio et télévisuelles) s’appliquent naturellement à Internet et aux réseaux sociaux.
Au-delà du principe, il y a une réalité pratique: si les abus de la liberté d’expression sont réprimés par le Code pénal, ils fleurissent sur les réseaux sociaux. Les causes de ces abus sont nombreuses, cependant elles ne sont pas insurmontables.
La première raison tient au volume des abus qui peut décourager. Ce serait un travail titanesque de poursuivre 20 000 menaces. Ce volume, doublé d’une viralité, banalise malheureusement les abus.
La seconde est l’anonymat. D’abord, l’anonymat de ceux qui les professent, car il est possible sur les réseaux sociaux de dissimuler son identité derrière un pseudo et l’identification, en dehors des moyens de la police, est longue et coûteuse.
C’est probablement l’anonymat qui explique ce sentiment d’impunité et ce déchaînement individuel de l’hybris, de la démesure. On ne peut que regretter l’asymétrie qui existe entre les professionnels de l’expression et les amateurs. En effet, les articles publiés dans la presse professionnelle le sont sous la responsabilité d’un directeur de publication qui est identifié et dont l’adresse est connue. Du fait de ce type d’abus, il est urgent de repenser l’anonymat sur Internet.
Enfin, on doit s’interroger sur l’échec de la modération. En principe, les animateurs d’un forum ont l’obligation de mettre hors ligne des propos excessifs qui portent atteinte aux personnes. Vu ce type de dérive, il serait probablement nécessaire de rendre ce dispositif plus contraignant.
En conclusion, la décision rendue dans cette affaire rappelle utilement des principes fondamentaux. A l’inverse, elle démontre que le travail de civilisation des réseaux sociaux n’est pas terminé et que la route est encore longue.