« Les entreprises doivent dépasser la notion de profit », par Alexandre Malafaye

Retrouvez la tribune d’Alexandre Malafaye dans Le Figaro, rubrique Décideurs, publiée le 14 juin 2021 !

Outre la présidence d’une société de conseil en stratégie fondée avec trois associés, l’essayiste et chroniqueur – notamment sur Europe 1 et FigaroLive – Alexandre Malafaye dirige un think-tank, l’association Synopia, dédié à la gouvernance des entreprises. Il travaille sur la responsabilité des dirigeants et a mis au point un indice pour la mesurer.

LE FIGARO. – Pour vous, le partage des valeurs en entreprise est la mère des batailles du XXIe siècle, et encore plus depuis le début de la pandémie. Pourquoi?

Alexandre MALAFAYE. – Cet enjeu revient à poser la question de la place et du rôle de l’entreprise dans la société moderne. Sa gouvernance doit absolument prendre en compte aujourd’hui la dimension éthique, au sens étymologique du terme, car elle court sinon un grave danger. Le monde bouge très vite et crée de fortes tensions, comme les inégalités sociales, réelles ou perçues, que la crise a renforcées. Les entreprises de demain devront donc s’interroger sur leur manière de faire des affaires, au-delà de la seule notion de profit. Je crois que l’approche majoritaire jusqu’alors de l’économiste Milton Friedman, de servir avant tout les actionnaires, est révolue et de plus en plus d’entreprises en ont pris conscience.

Ce concept est plus large que celui, à la mode, de responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou du développement de la participation pour les salariés en sortie de crise?

Oui. On est entré aujourd’hui dans l’ère de la preuve. Une entreprise ne peut plus se contenter de dire ou de faire semblant, comme c’est souvent le cas avec la RSE, où certains créent l’illusion de faire bien alors qu’ils ne font rien ou très peu. Il faut vérifier que ses actions ont un impact positif et que la démarche suivie est vraie. Une entreprise doit mesurer son impact sur l’ensemble de ses parties prenantes, et pas uniquement en interne sur ses actionnaires et dirigeants ou sur ses collaborateurs. Elle doit aussi évaluer son empreinte sur ses clients et consommateurs, ses fournisseurs et partenaires, et également sur les populations des territoires où elle est implantée. Le monde est désormais hyperconnecté, c’est le grand révélateur de la pandémie, et l’entreprise se doit de prendre soin de toutes ses parties prenantes.

RSE, raison d’être, entreprise à mission… Pour beaucoup, ces concepts relèvent de la seule communication. Comment convaincre du contraire?

Aujourd’hui, on se contente trop souvent de vérifier la qualité du management d’une entreprise, sans regarder les effets qu’il produit. Or c’est par l’exemplarité qu’on démontre que le partage des valeurs fonctionne et va bien au-delà du simple déclaratif. Il ne suffit plus d’apposer un logo sur une étiquette pour avoir une attitude responsable envers ses 
clients, ses fournisseurs et plus globalement son écosystème. Si le contraire est avéré, le boomerang peut alors être terrible, voire fatal. La clé, c’est la confiance en l’entreprise, qui ne se décrète plus mais se démontre chaque jour au quotidien. Les nouvelles générations de dirigeants l’ont bien compris mais c’est plus difficile, c’est vrai, avec les représentants du capitalisme ancien. Le développement de la finance responsable, avec des fonds qui investissent dans des entreprises vertueuses, aide aussi à moraliser le système.

Ce n’est pas si simple puisque Emmanuel Faber, l’ex-patron de Danone, qui avait adopté le statut d’entreprise à mission et milité pour une telle démarche de responsabilisation des entreprises, a fini par être remercié par ses actionnaires qui avaient pourtant validé sa stratégie…

Je pense surtout qu’Emmanuel Faber a payé pour des questions internes à Danone. Mais le groupe ne changera pas sa trajectoire d’entreprise responsable parce que ses consommateurs ne le permettront pas. Parce que la marque est mondiale, ils refuseront que les actionnaires prennent une part plus importante du yaourt au détriment de ses engagements environnementaux et sociétaux.

Synopia, le think-tank que vous présidez, a bâti un «indice de la performance responsable» pour mesurer l’impact des entreprises sur leurs parties prenantes. En quoi consiste-t-il?

Notre indice a été conçu avec les entreprises et l’ensemble des parties prenantes pour bien prendre en compte toutes les questions soulevées par le partage des valeurs. Il mesure l’impact d’une gouvernance dans tous les domaines, économiques et financiers bien sûr – car la recherche de la rentabilité ne doit pas être écartée -, mais également sociaux, sociétaux et environnementaux. C’est un outil très simple, composé de vingt-quatre indicateurs, dont l’objectif est de vérifier que l’entreprise est performante, y compris financièrement, tout en respectant son environnement.

L’indice Synopia est dynamique et se regarde en évolution sur trois ans. Les écarts de rémunération dans l’entreprise ne veulent, en effet, rien dire à un instant T si on ne les analyse pas dans le temps. C’est la même chose sur les délais de paiement, qu’il faut regarder en tendance et en tenant compte du contexte. On sait par exemple que l’État est un mauvais payeur et la liberté qu’il prend pour régler ses factures se reporte sur les délais de paiement des PME. On regarde également la qualité du système d’approvisionnement (qui englobe les questions de circuit court, de relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants), les pays dans lesquels les entreprises payent leurs impôts, la réalité du dialogue social ou la rémunération des actionnaires.

Olivia Grégoire, secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable, bataille pour que l’Europe ait sa propre notation extrafinancière et ne dépende pas de celle des pays anglo-saxons. Pourquoi est-ce si important?

Les indices américains, et c’est normal, reflètent les enjeux américains, qui ne sont pas ceux de l’Europe ; on le voit bien, par exemple, sur la question de la place des minorités en entreprise. Si ce sont les Américains qui fixent la ligne en matière de transition environnementale, notre destin ne nous appartiendra plus. On se doit sur ce point de ne pas reproduire l’erreur que nous avons commise avec les normes comptables, dont les Anglo-Saxons ont fixé le référentiel qui ne nous correspond pas et nous handicape. L’Europese doit d’apporter une concurrence à des indices comme BCorp, et la France a le devoir d’être proactive.

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