Cette rentrée politique marque le retour des questions de fond, que la promesse du «nouveau monde» et celle du «en même temps» avait fait perdre de vue. Ce discours novateur a permis de mettre la poussière sous le tapis, pour une petite année. Puis, dans le courant de l’été et par-delà les «affaires Benalla et cie», les journaux, mus par une louable ambition de prendre un peu de hauteur sur l’événement, nous ont dépeints des services publics défaillants: «l’hôpital au bord de la crise de nerfs», «l’Éducation nationale produit les plus mauvais résultats des pays développés», «la sécurité des Français en question», «les policiers à la limite du burn-out», «les prisons, une honte pour la France», «la thrombose des transports», et ainsi de suite.
Est-ce à dire que le Gouvernement et sa majorité à l’Assemblée n’ont rien fait depuis un an? Certes, non, ils ont travaillé, beaucoup, nuit et jour, semaine et week-ends compris. Beaucoup de textes ont été étudiés et votés, censés apporter les solutions aux maux dont souffre le pays. Chemin faisant, les nouveaux ministres et députés ont compris que la difficulté de la réforme consiste, d’une part, à faire plus avec moins, et d’autre part, à faire bouger les lignes tout en ménageant les intérêts en place. L’exercice est ardu, et il n’y a que ceux qui n’ont jamais approché le pouvoir pour penser que la réforme (pardon, la «transformation»!) est un acte politique simple ne nécessitant que de la volonté. Surtout, il confirme une nouvelle fois que le fonctionnement vertical, très centralisé autour de l’Élysée, touche ses limites.
Comment croire, en effet, qu’une poignée de brillants cerveaux formant le «bataillon sacré» du Président pourrait tout concevoir, tout mettre en œuvre et tout régenter? Dans un monde où les citoyens n’ont jamais été aussi bien formés et informés, et où la «disruption» rend caduque les solutions imaginées la veille, comment une gouvernance centralisée pourrait-elle être performante? Dans un tel contexte, ne pas s’interroger sur les méthodes de gouvernance, pour les adapter, revient à aller droit dans le mur.
Quiconque a une fois dans sa vie exercé des responsabilités d’encadrement, que ce soit dans une entreprise, une administration ou une association, sait que la concentration des décisions au sommet est le meilleur moyen de réduire l’efficacité du système. Et qu’au contraire, un dirigeant responsable doit s’efforcer de mobiliser le plus possible l’énergie, la compétence et les talents de ses équipes. Les ouvrages de management expliquent cette évidence à longueur de pages. On sait avec certitude que le fordisme, qui prône la séparation entre «ceux qui pensent» et «ceux qui exécutent», ne permet plus de rendre une organisation efficace. C’est au contraire en donnant à chaque acteur, à chaque échelon, d’améliorer sa prestation, par lui-même, en étant responsabilisé et reconnu, que le dirigeant trouve les ressources pour produire mieux avec moins. Charge au décideur de coordonner les efforts, de mettre l’huile nécessaire aux rouages et, bien sûr, de fixer un cap clair et mobilisateur.
Le candidat Macron l’avait d’ailleurs compris puisque son projet présidentiel avait été élaboré de façon collaborative par les 300 000 marcheurs. Souvenons-nous du «C’est notre projet!» lancé à la tribune en décembre 2016, qui résumait la dynamique EM d’un mot galvaniseur.
En matière de gouvernance publique, il en va de même. Croire que des lois ou des circulaires venant du «haut» pourront résoudre les problèmes, c’est se figurer que le chef d’orchestre peut remplacer tous les instrumentistes. Kennedy, lorsqu’il a promis la lune aux Américains («We choose to go to the moon…») n’a pas un seul instant pensé qu’il était capable de remplacer les ingénieurs de la Nasa!
En pratique, ce qu’attendent les Français, c’est de constater que les grands services publics sont mieux assurés et pérennisés (enseignement, santé, sécurité, défense, etc.) et que l’exécutif est bien au service de ce projet, sans les abuser.
À l’évidence, ce n’est pas qu’une question de moyens. De nombreux rapports montrent que la France consacre souvent plus de ressources à ses services publics que d’autres pays, pour des résultats rarement meilleurs, et parfois moindres.
Faute de changer de méthode, la France a perdu deux guerres (et failli en perdre une troisième, celle de 1914) en utilisant les stratégies, les tactiques et les matériels de la guerre précédente. La Ligne Maginot, si coûteuse, aurait été utile dans le cadre de la guerre d’avant, mais hélas, pas en 1940. Aujourd’hui, les cadres et les équipes des administrations connaissent à peu de chose près les solutions qui marchent et les réformes qu’il conviendrait d’entreprendre. Qu’ils soient enseignants, policiers, infirmiers, etc., ils savent ce qui permettrait d’être plus efficace. Et, contrairement à ce que l’on affirme souvent, la plupart des fonctionnaires sont favorables au changement, à condition de ne pas le subir ni de «marcher sur la tête». Qui ne souhaite pas appartenir à une organisation qui donne sa pleine mesure? Qui n’a pas envie d’être fier de son service? Toutefois, aucune méthode de ce type ne peut fonctionner sans un engagement de chacun, du sommet à la base de la pyramide.
Le rôle des gouvernants est donc facile à énoncer, même s’il est complexe à mettre en œuvre, tant il demande de hauteur de vue et de courage politique. Résumons-le en trois points:
– Fixer un objectif à atteindre, simple à formuler et à comprendre. Selon la légende, le général de Gaulle, survolant en hélicoptère la région parisienne et ses bidonvilles au début des années 1960, aurait dit: «Delouvrier, mettez-moi de l’ordre dans ce bordel!». Ces quelques mots auraient été les seules instructions de ce qui est devenu le schéma d’aménagement de la région parisienne et la politique des villes nouvelles.
– Mettre en place les hommes et les femmes capables de faire, de mobiliser et d’entraîner les équipes. Les Delouvrier, les Guillaumat, les Pisani d’aujourd’hui existent. Des grands serviteurs de l’État, capables à la fois de réflexion et d’action, jouissant d’une solide expérience et d’une indiscutable légitimité. Il s’agit de les identifier, de leur donner les moyens d’agir et de leur faire confiance.
– Avoir le courage d’affronter les réticences et les oppositions. Là est la pierre angulaire. En effet, réformer, c’est inévitablement déranger les conformismes, et parfois, s’attaquer à des intérêts bien en place. Le rôle du politique consiste donc à soutenir avec fermeté la réforme, à désamorcer par la pédagogie les peurs inévitables, et à négocier des compensations ou des reconversions pour les éventuels perdants de la réforme. C’est tout ce qui n’a pas été fait avec l’écotaxe, une réforme de bon sens et consensuelle, et qui a conduit à son lâche abandon.
Allons! Il n’est pas trop tard pour changer de méthode, transformer vraiment le pays, et accessoirement, réussir le quinquennat.