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Le Gouvernement n’a pas d’autre choix que de gagner son bras de fer contre les cheminots. S’il cède sur l’essentiel, le manque de profondeur des réformes pourrait devenir un marqueur du quinquennat et réinstiller le doute dans la tête des chefs d’entreprises et des investisseurs alors fondés à penser que la France ne change pas. A Notre Dame des Landes, s’il était sans doute judicieux d’éviter de jouer le quinquennat sur un affrontement anecdotique avec une bande d’extrémistes dont quelques candidats aux martyrs, la petite musique que diffuserait une capitulation face aux cheminots aurait des effets dévastateurs dans la durée.
Car dans les faits, la paralysie corporatiste du pays n’a que trop duré ; son prix est à la hauteur de nos déficits, de nos fractures de cet insupportable chômage de masse. Beaucoup parmi ceux qui endossent le costume de défenseur des services publics, sont des égoïstes ou des écervelés qui ne pensent qu’à se défendre, au détriment de tout le reste. Pourtant, le pouvoir de décision ne leur appartient pas. Il est confié aux élus, par délégation du peuple.
Juge et partie de leur propre cause, ce qui ne choque personne, les cheminots, et tant d’autres, s’arcboutent sur leur statut, leur conditions d’emploi, leurs avantages et leurs régimes spéciaux. Comme s’il s’agissait d’un Bien commun. Mais ils se trompent. Et de combat et de cible.
Le service public ne constitue pas une fin de soi. Il n’est qu’un instrument destiné à servir les missions sacrées d’un pays comme la France, fondé sur l’état de droit, la république et la démocratie : le plein épanouissement de chaque citoyen, la solidarité universelle et la défense de la Nation française. Or, il n’y a pas de quoi se réjouir, et si cette fonction publique défendue bec et ongles était si performante, aurions-nous ces millions de jeunes mal formés et désœuvrés, ces cités en jachère, ces bataillons de séniors sans emploi ?
S’ils étaient vraiment pétris par l’intérêt général, les fonctionnaires seraient les premiers à se mobiliser pour transformer le pays. Le fait d’être protégés comme ils le sont aurait dû galvaniser leur ardeur et leur audace à moderniser la Nation, à la rendre compétitive, à soutenir la création des richesses. Car sans richesses créées, pas de redistribution. Il n’est pas recevable de la part des fonctionnaires d’entendre comme unique litanie l’argument du manque de moyens. Nous consacrons 13 % du PIB à leur rémunération, un quasi record mondial. Et aucun pays du G20 n’emploie autant de fonctionnaires par habitant que la France (89 / 1000). Avec 5,5 millions d’agents, même à moyens constants, il doit être possible de faire mieux.
Les cheminots se défendent, et leur travail n’est pas si facile que cela ? Soit. Mais à la fin du mois, osons le leur dire, tout va bien, et s’ils veulent partir en train à l’autre bout de la France pour un week-end en famille, pas de problème, c’est gratuit pour eux. Mais qui se soucie du chômeur en fin de droit pour qui, bien souvent, la question n’est pas l’emploi à vie, mais la vie sans emploi, voire la vie tout court ?
Tout le monde dit « il faut plus de moyens, plus de personnel dans les EPHAD, plus de lits dans les hôpitaux, plus de policiers dans les quartiers, plus de petites lignes de train pour irriguer les territoires », etc. Au vu de certaines réalités, de telles revendications sont légitimes et la voix de ceux qui travaillent dans des conditions difficiles doit être entendue (infirmières, policiers, magistrats, etc.). Comme celle de ceux qui vivent loin des grandes villes. On oublie juste que le seul poids des intérêts de la dette, qui n’a cessé de gonfler depuis 1981, représente l’équivalent du traitement d’un million de fonctionnaires. On repousse les réformes à plus tard et on s’étonne qu’un beau jour, ça coince. On oublie aussi les 35 heures, cette nouvelle victoire populaire opérée à contre-courant du reste du monde, et ce qu’elles ont engendré de complexité, de surcoûts et de désorganisations en cascade. Enfin, on oublie – pourtant, le consommateur ne devrait pas – que ces entreprises publique non soumises à la concurrence disposent d’une variable d’ajustement bien commode : le prix. Ainsi, voyons-nous augmenter chaque année, dans des proportions supérieures à l’inflation, ou à l’évolution du pouvoir d’achat, les prix des billets de train, celui du ticket de métro et du timbre (il a doublé en 20 ans). Au moins, dans la téléphonie ou le transport aérien, la concurrence a fait son effet.
Nous entendons bien sûr les arguments de ceux qui s’exclament « Mais de l’argent, il y en a ! Regardez les profits du CAC 40 ! » Et de brandir là une racoleuse du Monde avec ce magic number : 93 400 000 €. Mais que titrerait la presse si les 40 principaux fleurons de l’économie française cumulaient 0 € de profits ? Serait-ce si bon que cela pour l’emploi ? Absurde. Un jour, peut-être, les Français comprendront qu’il faut jouer la partie avec les cartes du jeu, et que les créations d’emplois, l’investissement, la performance des entreprises et la confiance des décideurs sont intimement liés.
A force de gouverner la France de façon idéologique, nous avons pris beaucoup de retard dans la compétition mondiale. Les chiffres parlent moins bien que nos brillants tribuns, mais a contrario, ils disent vrai. A eux seuls, les GAFA cumulent près de 60 milliards de dollars de profits, et leur capitalisation boursière dépasse le PIB de la France. Si l’on regarde vers l’Ouest, voilà à quoi il faut se comparer. Du côté de l’Asie en devenir et de la Chine, c’est pire encore.
Les retraités d’aujourd’hui, qui grognent devant la hausse de la CSG, réalisent-ils qu’il était idiot de rejeter les fonds de pension à la française ? Faute de disposer d’un tel outil, nous avons abandonné le terrain à d’autres, et près d’un quart du CAC 40 appartient désormais à des gestionnaires d’actifs américains tels que BlackRock, Vanguard ou Capital Group, qui siphonnent les profits nationaux pour aller dans la poche des retraités américains notamment. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, le courtermisme politique, encouragé par la multitude des corporatismes, a abouti à des situations, des déséquilibres et des injustices qui menacent autant notre cohésion que notre souveraineté.
Alors s’il y a bien un enjeu majeur qui devrait tous nous mobiliser, fonction publique en tête, ce n’est pas de nous indigner quand nos grands groupes gagnent de l’argent, ni de bloquer le pays pour une cause d’un autre âge, c’est d’engager une lutte farouche contre toutes les formes d’inégalités et d’œuvrer en faveur d’un meilleur partage de la valeur ajoutée. Il s’agit d’un véritable projet de société, qu’il faut inscrire dans le temps long et mener avec intelligence et générosité.
Les choix de méthode d’Emmanuel Macron peuvent se discuter, mais quand il affirme qu’il faut transformer le pays, rien n’est plus vrai ni plus essentiel. Si la fonction publique refuse de prendre sa part, elle deviendra une partie du problème.