Le 5 juillet 2016 dans le Huffington Post
En France, comme dans toutes les démocraties, deux niveaux distincts existent dans notre appareil de gouvernance. Premier niveau: le pouvoir exécutif, par nature politique et qui doit se cantonner à ce rôle. Son pouvoir s’exerce dans le respect des institutions et, pour l’essentiel, à travers la Loi (à l’exception des domaines réservés du président de la République), avec le Parlement. Ce niveau est censé écouter et observer, puis il réfléchit, évalue, décide et légifère. Deuxième niveau: le pouvoir d’exécution, c’est-à-dire de la mise en œuvre concrète des décisions de l’exécutif; il est le domaine de l’administration, qui est là pour servir l’État, et non le politique.
Cette séparation des pouvoirs et des rôles est, par exemple, plutôt claire dans les entreprises, entre le conseil d’administration, ses membres et les directeurs opérationnels chargés de diriger les affaires. En revanche, au sein de l’appareil de gouvernance français, la situation a dérivé avec le temps, et cela pose maintenant un problème majeur en termes de confusion des genres, d’efficacité de l’action publique et de service de l’intérêt général.
Pour restaurer la place et le rôle de chacun, et ainsi mieux articuler ce qui relève du politique et ce qui revient à l’administration, il n’y a qu’une solution: revoir en profondeur le rôle des cabinets ministériels.
Il faut évidemment distinguer les cabinets du président de la République et du Premier ministre, indispensables pour l’information de ces autorités et la préparation de leurs décisions, et les cabinets des ministres. Encore faut-il que les conseillers de l’Élysée et de Matignon restent à leur place et ne cherchent pas à se substituer aux ministres.
Les cabinets ministériels proprement dit sont une spécificité française, du moins par leur ampleur. Le nombre des conseillers, officiellement plafonné à une dizaine, atteint fréquemment la trentaine. Ils présentent un avantage théorique en facilitant la mise en œuvre de la politique voulue par le gouvernement et le ministre, en dirigeant et en contrôlant l’administration. Mais, le plus souvent, les effets pervers l’emportent sur les avantages » déresponsabilisation des administrations, discontinuité dans la ligne de commandement et primat donné à la carrière du ministre, fut-ce au détriment des dossiers.
La première raison tient au profil des conseillers. Souvent bien formés mais peu expérimentés, jeunes et ambitieux, ils font trop souvent preuve d’activisme, d’entrisme dans le fonctionnement des administrations, et tendent à se substituer aux hauts fonctionnaires ou aux chefs militaires en charge des dossiers.
La deuxième raison est l’ambiguïté de la vocation de ces cabinets dont l’objectif non avoué est la promotion politique du ministre, et sa protection quand des ennuis surviennent. Le traitement raisonné des dossiers ne vient qu’ensuite. En corollaire, la forte présence des grands corps de l’État dans les cabinets et au sein de la haute administration contribue à établir un rapport incestueux entre le monde politique et l’administration (pensée unique, fonctionnarisation du personnel politique, etc.).
La troisième raison concerne le filtre ainsi constitué par les cabinets, qui prive les ministres du bon niveau d’écoute et encadre le « droit de remontrance » de l’administration, véritable garant de l’élaboration des bons diagnostics et parfait contrepoids du devoir d’obéissance. Dans son testament politique, le Cardinal de Richelieu livre à son roi quatre principes destinés à mettre en état ses conseillers, pour qu’ils « puissent travailler à la grandeur et à la félicité de Son Royaume ». Le second dit « qu’il leur commande de lui parler librement, et les assure qu’ils peuvent le faire sans péril ». Voilà bien un héritage monarchique dont notre République devrait être dépositaire.
La quatrième raison touche à la grande variabilité de valeur et d’efficacité des cabinets. Une raison supplémentaire pour tourner le dos à ces organisations qui déresponsabilisent les personnes compétentes, expérimentées et sélectionnées sur d’autres critères que le militantisme dans un parti politique, la brillance intellectuelle ou le talent de plume.
S’il veut « gouverner autrement », et tirer le meilleur de chaque niveau de pouvoir, le prochain président devra limiter à quatre ou cinq le nombre de conseillers par ministre (chef de cabinet pour l’agenda, et communication notamment), ce qui conduira de facto les ministres à diriger leur ministère en s’appuyant directement sur les secrétaires généraux (ou chefs d’état-major) et les directeurs généraux d’administration, quitte à les relever et les remplacer par des personnes éligibles, c’est-à-dire ayant le même niveau d’expérience et de qualification. Techniquement, c’est tout à fait possible » selon l’article 20 de la Constitution, le gouvernement « dispose de l’administration ». Cette soumission se traduit par des emplois « à la discrétion » ou « à la décision » du gouvernement. En pratique, sept cents postes « supérieurs » sont ainsi révocables à tout moment.
Aux détracteurs d’une telle idée, nous rappellerons qu’il est connu que la IVe République a pu conduire la reconstruction de la France et impulser les Trente Glorieuses grâce à l’administration, car l’instabilité gouvernementale était telle que les cabinets n’avaient pas le temps d’imposer leur pouvoir et de se substituer aux hauts fonctionnaires.
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