La crise du Covid-19 est exceptionnelle par sa nature et ses impacts.
Pour la première fois dans l’Histoire, la moitié de l’Humanité s’est retrouvée confinée, chaque mois de confinement mettant à l’arrêt environ le tiers des économies développées. Pour la première fois également, l’Humanité traverse une crise économique organisée par ses gouvernements, dans le but de préserver la vie.
On pressent que « le monde d’après » ne pourra pas ressembler au monde d’avant.
Dans cet article, nous allons tenter d’agréger les différents « signaux faibles » pour discerner les impacts que cette crise pourrait avoir sur notre système économique et financier, sur nos croyances collectives et sur l’ordre politique actuel.
Un retour à la normale de l’activité économique nous semble improbable dans les deux prochaines années. D’une part, les foyers de contagion sont loin d’être éteints. D’autre part, même dans l’hypothèse favorable d’une extinction soudaine du virus, les séquelles du confinement, ainsi que la crainte liée au risque d’une « seconde vague », continueront à peser sur les attitudes de consommation et sur l’organisation du système de production.
Du côté de la demande, le niveau d’incertitude économique et la fermeture d’une partie de l’économie se traduisent par une hausse de l’épargne des ménages ainsi que par l’effondrement de l’investissement des entreprises.
La chute de la demande est amortie partiellement par les déficits fiscaux et les plans de relance sans précédent lancés par les principales banques centrales. Mais ces stimulus sont inégaux entre les pays. En particulier, les pays du Sud de l’Europe et les pays émergents qui sont confrontés à la conjonction d’une crise sanitaire, d’une récession économique et d’un durcissement de leurs conditions de financement.
Du côté de l’offre, les incertitudes sont également très grandes. La première inconnue concerne l’impact du confinement sur la santé de la population active, facteur déterminant sur la capacité productive de nos économies à long terme. La seconde inconnue concerne les chaînes de production, qui pourraient se trouver désorganisées à long terme par les défauts en cascade, la mise à l’arrêt des usines et la mise en chômage partiel des travailleurs.
Certaines entreprises chercheront à accroître leur résilience vis-à-vis de tels événements en adoptant des modes d’organisation agiles et en relocalisant (voire robotisant) leurs chaînes de production.
La composition de l’économie pourrait être structurellement modifiée. Le secteur de la high-tech, déjà florissant, devrait étendre son emprise. Cela posera de façon plus aigüe la question de la protection des données, de la défense du commerce de proximité ainsi que celle du statut de ces nouveaux « travailleurs indépendants » qui rejoindront les plateformes telles qu’Amazon ou Deliveroo.
Sur le plan financier, la grande question est celle de l’excès d’endettement.
L’activisme monétaire des années 2008-2020 a favorisé un endettement massif de la part des acteurs privés et des pays émergents. L’excès de dette des entreprises réduit en premier lieu le potentiel de croissance future du fait de ses effets négatifs sur l’investissement et l’embauche. La crise actuelle va poser en outre la question de la soutenabilité de ces dettes dans un contexte d’activité durablement déprimée.
Sur le plan sociétal, une des caractéristiques de cette crise est son caractère à la fois inattendu et choisi. De façon exceptionnelle, les gouvernements ont, avec le consentement des populations, décidé de mettre à l’arrêt une partie importante de la sphère marchande afin de préserver la santé publique.
Cet événement marque donc une rupture avec la « période néolibérale » des années 1970 où le recours marché permettait de réguler la vie sociale.
Pour une longue période, les individus, confinés dans la sphère familiale, sont amenés à redéfinir, à la fois individuellement et collectivement, leur identité en dehors de la sphère marchande. Cette période pourrait faire naître le désir d’un nouveau mode d’existence plus « frugal », respectueux de l’humain et de l’environnement. C’est aussi un moment de catharsis qui donne à certaines utopies, frustrations ou colères une occasion privilégiée de s’exprimer. La forme que prend la crise dans chaque nation dépend de son niveau de cohésion interne, du désir de vivre ensemble, de sa polarisation politique, ainsi que du niveau de confiance envers ses « élites ».
La crise actuelle exacerbe également les inégalités sociales : les pertes d’emploi sont concentrées au sein des populations vulnérables sur le marché du travail (jeunes actifs, femmes, minorités ethniques, travailleurs peu qualifiés et précaires), tandis que la mortalité est plus élevée chez les travailleurs sociaux et les cols bleus. Certaines propositions politiques visant à la réduction des inégalités, comme une fiscalité plus progressive, de nouvelles régulations du marché du travail ou l’instauration du revenu universel, ne manqueront pas de s’étendre dans le débat public.
En ce qui concerne le comportement des investisseurs, le monde d’après devrait donner lieu à un besoin accru de solutions visant à satisfaire la quête de sens. On voit la notion de Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE) émerger comme un thème important. Les investissements de santé, de relocalisation, de solutions aux risques extrêmes et de bien-être dans les entreprises sont des thématiques auxquelles les investisseurs seront particulièrement sensibles.
Au niveau politique, cette crise marque une réhabilitation des Etats-nations et un nouvel affaiblissement du multilatéralisme. Un discours souverainiste a émergé de la part des leaders politiques, y compris de la part de ceux qui étaient avant crise les plus favorables à l’ordre mondialisé existant. Les notions de contrôle migratoire, de « patriotisme économique », de souveraineté alimentaire, médicale, industrielle, voire de protectionnisme, ont le vent en poupe.
Autre impact politique déterminant de cette crise, le tabou de la dette et du financement des déficits publics. Les milieux d’affaires nous avaient prédit l’Armageddon financier en cas de hausse supplémentaire des dettes publiques, cette prédiction servant à justifier des coupes budgétaires sans précédent. Pourtant, les sommes astronomiques mobilisées en quelques semaines par les grands pays développés se sont accompagnées d’une baisse favorable des taux longs pour tous les « émetteurs de qualité ».
La fin du tabou de la dette pourrait pousser les Etats à réengager des dépenses d’investissement public longtemps repoussées et encourager certains pays, comme la France, à contester les règles budgétaires de Maastricht.
Cette crise sonnera-t-elle la fin de la « deuxième mondialisation » entamée dans les années 1970 ?
Contrairement aux plans de relance coordonnés qui avaient suivi la crise des subprimes, les réponses sanitaires, fiscales et monétaires des Etats s’opèrent en ordre dispersé. Certaines nations (Italie et pays émergents notamment) découvrent une nouvelle fois leur vulnérabilité et pourraient être tentées de rompre avec l’ordre économique global. Face à la montée des périls, les nations garantes du multilatéralisme semblent pour l’instant impuissantes à apporter des solutions négociées. Pendant que les nations européennes sont occupées à colmater leurs multiples fractures, les deux puissances hégémoniques, Chine et Etats-Unis, se livrent d’ores et déjà une lutte d’influence dont l’enjeu est le contrôle du « monde d’après ».
Les indices précurseurs dont nous disposons pointent vers un monde d’après qui serait le produit d’une accélération des tendances d’avant.
Sur fond d’explosion des inégalités, la crise du Covid-19 alimente un environnement conflictuel de tout ordre, au sein des Etats, mais également entre les nations, qui existait avant la crise.
Il pourrait conduire à moyen terme à une intensification des conflits sociaux ainsi qu’à une remise en cause du multilatéralisme dans un contexte de crise des institutions européennes et de tension croissante des relations sino-américaines.
A plus long terme, ce retour des Etats-nations pourrait être le prélude à une refondation soutenable des échanges, du système monétaire et financier, dans l’inspiration des accords de Bretton Woods.
Par Jean-Claude Mailly, membre de Synopia.
Co-écrit avec Jean-Martin Cohen-Solal, Steve Ohana, Lionel Melka, Lionel Tangy-Malca.