« Je ne vois rien que la Commission qui normoie, et le Conseil qui dormoie », par Alexandre Malafaye

Retrouvez cette chronique rédigée par Alexandre Malafaye sur le site de l’Opinion.

Lors d’une récente conférence, Valery Giscard d’Estaing était interrogé sur son projet « Europa, la dernière chance de l’Europe »1. Reprenant les termes de VGE, l’interviewer lui demanda comment il était possible de créer « un ensemble fort et fédéré, comprenant, dans un premier temps, douze nations de l’Union européenne » sans provoquer une grave crise institutionnelle ?

« Et bien, répondit simplement VGE, on provoque une grave crise institutionnelle ! »

Voilà sûrement la perspective qui fait frémir tous les européistes beats et les partisans d’une Commission forte et du « toujours plus d’Europe ». Tous ceux qui ne veulent pas voir que, selon l’expression d’Hubert Védrine, « les peuples ont décroché ». Enfermés dans le déni, et parfois agrippés au confort de leur position, ils se refusent à lire dans les résultats des dernières élections nationales (Brexit, Autriche, Italie, France avec les scores du FN et de la FI lors de la présidentielle, etc.), les signes d’une  catastrophe imminente.

Que leur faudra-t-il de plus pour enfin réagir ? Qu’il soit impossible de composer une majorité au sein du prochain Parlement européen, ou qu’une coalition « à l’italienne » s’y forme ? Que d’autres gouvernements portés aux affaires par des mouvements dits populistes ou nationalistes appuient sur le bouton exit ?

Car enfin, qui peut se satisfaire de l’existant ? Et surtout, qui peut affirmer en regardant les citoyens européens droit dans les yeux que la tendance actuelle de l’UE est encourageante et que l’espace européen s’est préparé à affronter les défis de la mondialisation, les migrations, l’essor asiatique, l’agressivité américaine, les mastodontes de l’économie globale, du numérique et ceux de la finance internationale ?

Soyons lucides un instant.

Sur le plan de la gouvernance d’abord, il n’y a rien de réjouissant. Le système a été conçu en dépit du bon sens, au point de croire que ses inventeurs se sont ingéniés à rendre le « machin » ingouvernable, afin que les États se neutralisent et qu’aucun leadership n’émerge. Pour in finelaisser le pouvoir aux dirigeants nationaux. Il est en effet aussi absurde d’accorder un commissaire par état membre que de donner une voix équivalente à une grande Nation siégeant au Conseil de sécurité de l’ONU, fondatrice de l’UE et disposant du feu nucléaire qu’à un petit pays issu du bloc soviétique ou à une île de la Méditerranée (rappelons que sur les 28 pays de l’UE, 3 comptent moins d’un million d’habitants, 6 se situent entre un et cinq millions, et il faut additionner les populations des 16 pays les moins peuplés de l’UE pour égaler celle de la France).

Le résultat de cette ingouvernabilitéest désastreux : à défaut de pouvoir combattre les plus forts, c’est-à-dire ses grands rivaux géopolitiques, l’UE s’occupe des plus faibles, ses citoyens. Ainsi, les dentelières de la Commission ne cessent de nous tricoter le carcan administrato-normatif le plus serré de la planète et ce faisant, elles ne réalisent pas qu’elles font le jeu de nos principaux rivaux, qui se délectent de nous voir nous paralyser nous-mêmes.

Directement lié à cette impuissance politique se trouve la question des moyens de cette UE tant décriée. En 2017, son budget s’établit à 160 milliards d’euros. Soit 313 euros par habitant. Si nous nous comparons à notre plus proche concurrent dont on aimerait croire qu’il est encore un allié, les USA, nous comprenons mieux les raisons de notre nanisme politique : les Américains consacrent 1 300 milliards de dollars à leur budget fédéral, soit 4 000 dollars par habitant. Certes, sur cette somme, 65 % part dans les caisses du budget de la défense, mais il reste 35 %, soit 1 400 dollars par habitant pour les autres dépenses. Bâtir l’Europe sans moyens revient à faire une omelette aux fines herbes sans œufs. Les beaux discours, même celui de la Sorbonne prononcé par notre Président en septembre dernier, ne convainquent plus personne. Au contraire, ils pourraient bien, à terme, se retourner contre leurs auteurs.

De la même façon, nous avons tous dans notre collimateur l’armée des technocrates de Bruxelles. A tort, car le problème est ailleurs. La fonction publique communautaire (commission, parlement, conseil) ne compte que 44 000 personnes. A comparer, par exemple, avec les 55 000 agents de la ville de Paris. Mais hélas ! Comme la gouvernance européenne est dans l’incapacité de fixer un cap et qu’il faut bien s’occuper quand on est fonctionnaire de l’UE, on en vient à normer la qualité des tomates pour les conserves, la puissance des aspirateurs ou le débit des chasses d’eau.

Sur les valeurs, nous avons aussi de quoi être dépités. L’UE, dans sa forme et composition actuelles a été pensée à l’époque de « la fin de l’histoire », telle que Francis Fukuyama la dessinait. Bercés d’illusions, nous avons ainsi gravé dans le marbre européen des principes de papier dont les fondements ont volé en éclat à la première crise venue, comme l’a montré la question migratoire. Le mot solidarité, par exemple, est loin d’avoir une signification partagée selon que l’on se situe à Londres, à Budapest ou à Rome. Plus grave encore, nous sommes obligés de constater qu’un certain nombre de pays nouveaux venus ont intégré l’UE en plaçant l’ambition de se servir bien au-dessus de celle de servir un idéal de construction européenne, tel que les pays fondateurs l’avaient insufflé.

Sur le plan des perspectives, enfin, que voyons-nous ? Peu de choses réjouissantes, en vérité. S’il semble bien qu’une amorce de réponse régulatrice se mette en place dans la jungle du big data, il faudra cependant observer les effets de la RGPD dans la durée, car il n’est pas impossible que le dispositif, fort complexe, rate sa cible, à savoir les GAFA, et impacte davantage les entreprises européennes. Mais que faisons-nous pour combattre les très lourdes menaces économiques de l’extra-territorialité de la loi américaine qui ressurgissent depuis que Donald Trump a piétiné l’accord iranien ? Où sont nos plans pour faire émerger « une Europe qui protège » ? Où est notre stratégie pour tisser un lien d’alliance fort avec la Russie au lieu de la laisser dériver vers l’Asie ? Quelles initiatives prenons-nous pour faire naître les GAFA d’Europe, ou pour éviter que Space-X et quelques autres ne tuent notre Ariane ?

– « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? »

– « Je ne vois rien que la Commission qui normoie, et le Conseil qui dormoie. »

Alors oui, souhaitons vite qu’advienne cette « grave crise institutionnelle », cette chance de l’ultime crise, ou de la crise ultime. Il y a cependant un problème, de taille. Depuis 2014 et le livre de VGE, beaucoup de temps a passé. Ce qui était peut-être possible à ce moment l’est-il aujourd’hui ? Sur les 12 pays auxquels songeait VGE, combien en restent-ils, capables de s’engager dans une telle aventure ? Si personne ne trouve de réponse à cette question cruciale, il se pourrait bien que nous subissions l’affaiblissement de l’UE jusqu’à l’effondrement de l’Europe.

 

1.Livre publié aux éditions XO en 2014, http://www.europa-vge.com

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