Journal des Futurs #1 – Faisons de cette crise une opportunité !

Chers amis,

 Il y a 55 jours, notre pays plongeait dans l’inconnu, pour une durée alors indéterminée. Deux mois durant, nous avons pu explorer l’univers inquiétant du monde confiné. Par chance, nous avions pu emporter dans nos ballasts des quantités phénoménales d’argent public qui ont permis au pays d’éviter l’asphyxie.

Cette longue plongée a permis de révéler les extraordinaires qualités des Français. Celles de nos glorieux soignants, qui ont résisté « coûte que coûte » et de tous ceux qui ont tenu leur poste pour assurer la continuité de ce qui était essentiel à notre quotidien. Ils ont toute notre reconnaissance et notre gratitude. Nos concitoyens méritent aussi d’être félicités car à de rares exceptions, ils sont restés dans leurs cabines, ont respecté les ordres et ne se sont pas mutinés alors qu’il y aurait pu avoir de quoi paniquer face aux changements de caps et de consignes transmis par la passerelle. Surtout, ils ont développé des trésors de solidarités et d’ingéniosité (par exemple, pour se confectionner des masques avec les moyens du bord).

Ce matin, nous amorçons notre lent retour à la surface, vers un monde « normal » c’est-à-dire déconfiné. A première vue, tout est pareil. Mais les apparences sont trompeuses. Chaque devanture de magasin masque une entreprise aux caisses vides, chaque enseigne, petite ou grande, s’interroge déjà sur sa capacité à maintenir tous les emplois.

Une deuxième vague menace la France, l’Europe et le reste du monde, une lame de fond d’une puissance inédite, celle de la crise économique et sociale qui va nous frapper. Nous ne pourrons y échapper. Alors autant nous y préparer et voir comment nous pouvons « profiter » de l’occasion pour rendre ce monde meilleur, plus juste et plus responsable.
Face à tant d’incertitudes et aux souffrances à venir, nous ne savons dire si tous les espoirs sont permis, alors nous affirmons que tous les espoirs doivent être permis !

Le 25 mars 2020, nous lancions notre Journal du confinement et, grâce à la mobilisation de nos membres, 27 numéros ont été publiés. Le 11 mai 2020, un jour dont notre histoire se souviendra, nous initions un nouveau support, parce qu’il faut continuer à réfléchir, à défricher et déchiffrer le futur, les futurs. Voilà donc le Journal des Futurs et un premier texte profond et plein d’espoir que seul notre ami Xavier Manzano pouvait écrire.

Bonne lecture et par avance, merci de votre fidélité et de vos contributions à ce journal.

 Alexandre Malafaye et Joséphine Staron

« Faisons de cette crise une opportunité ! », par Xavier Manzano

Les temps de calamité sont propices aux interprétations. L’époque que nous traversons ne fait pas exception. Et tout y passe. Depuis le petit dessin où l’on voit un virus souriant serrer la main de la Terre en lui disant : « Tu crois qu’ils auront compris ? », jusqu’à de récents articles prétendument théologiques où l’on explique savamment que le fond de la question ne sont pas les morts du Covid-19 mais l’interruption du culte public de l’Église, châtiée ainsi pour son laxisme liturgique et doctrinal.

Ces « théories » ont toutes pour fond commun la passion obstinée de l’être humain à expliquer l’inexplicable. Un inexplicable où le mal tient évidemment la tête d’affiche. Et il peut nous revenir en mémoire, certes de manière un peu décalée, ce que Friedrich Hegel repérait comme moteur premier et apparent de l’histoire humaine : « Les passions (…), les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’égoïsme, voilà le facteur le plus puissant ; leur force réside en ceci, qu’elles ne considèrent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer et que ces puissances de la nature sont bien plus près de l’homme que l’éducation artificielle et longue en vue de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité »[1].

Il semble en effet que, derrière les explications les plus savantes d’un drame, se dissimule une force brute : la passion de s’emparer d’un événement, d’un drame pour en fournir l’interprétation qui me flatte. Oui, car si l’on veut être un peu méchant, on peut, en grattant le vernis poli de doctes raisonnements, trouver ces fins de l’intérêt particulier et cette satisfaction de l’égoïsme dont nous parle Hegel. En d’autres termes, en ramenant tout à sa plus simple expression, ces interprétations se résument à un seul message : « Si l’on m’avait écouté et si l’on s’était conformé à mon rêve, nous n’en serions pas là et nous ne serions pas si sévèrement punis par cette main invisible qui, évidemment, est tout entière de mon côté ». Autrement dit, derrière la Terre à protéger, derrière Dieu à respecter, derrière le monde à gérer, il y a surtout moi qui détient la clef et du mystère du mal et du secret du bien. Cet orgueil brut fait passer celui qui en fait profession pour le « sauveur incompris », le « prophète méconnu », la « Cassandre négligée ». Il fait surtout méconnaître ce que toute calamité exige d’un esprit mesuré : un peu d’humilité…

Car, derrière tout mal que nous subissons, gît quelque chose d’inexplicable. Tous les « comment ? » que nous pourrons élucider se heurteront au « pourquoi ? » qui trouble toute conscience humaine devant la force brute d’un mal qui ne demande ni pourquoi ni comment pour frapper. Nous pourrons, avec toute la force de notre esprit et de notre ingéniosité, réduire la part d’inexplicable. Nous ne la ferons jamais disparaître. Certains pourront peut-être exposer comment le Covid-19 est apparu, ils pourront sans doute dénoncer bien des causes humaines à cette pandémie : je ne pourrai jamais dire pourquoi elle frappe ma mère qui a eu le simple tort d’être trop âgée. Les explications, les interprétations, les prophéties à rebours fondent comme neige au soleil ardent des tropiques devant le simple drame humain d’une mort qui arrache et flagelle. Oui, bien des morts auraient pu être évitées avec plus de moyens, plus de prévoyance, plus de prudence. Mais pourquoi cela tombe-t-il sur cette personne ? En fait, nul ne le sait. Et tant mieux !

Tant mieux car la part d’inconnu que recèle tout mal est son « scandale ». Autrement dit, cette pierre qu’il met dans notre chaussure et sur laquelle nous butons. La pierre de scandale, c’est ce qui rend tout mal « scandaleux » et donc révoltant. Le scandale, c’est ce qui empêche de réduire ce que nous vivons à nos explications. C’est ce qui nous empêche de nous noyer dans les causes et les responsabilités à rechercher. Plutôt que de chercher des accusés, le scandale nous pousse à la révolte, à l’indignation. Autrement dit, à tordre le cou au mal plutôt que de le faire rentrer sous nos raisons, y compris flatteuses pour nous. Et c’est sans doute cette révolte contre ce qui nous menace et nous détruit qui nous détermine à regarder le présent et l’avenir autrement. Il ne s’agit pas d’entrer dans des grands systèmes ou de nouvelles utopies, encore moins dans des slogans moralisateurs. Comme toute guerre, celle dans laquelle nous nous trouvons a ses profiteurs et ses héros. Beaucoup ont déjà remarqué que l’individualisme néo-libéral se fracasse contre ce que nous sommes en train de vivre : il est sans moyens et augmente le drame. Et l’on peut aussi aisément constater que les victoires ne proviennent que de gestes à la fois modestes et gratuits.

Ces simples constats entraînent une question : repartirons-nous comme avant ou bien cela changera-t-il vraiment quelque chose ? Il est plus que probable que les deux termes de cette alternative seront vrais. Certains systèmes, pensés dans l’orbite du libéralisme individualiste le plus pur, ne vont pas changer comme par enchantement et ils auront leurs affidés, prêts à repartir en ayant tout oublié et rien appris. Attendre tout des structures ne mène à rien : elles sont aveugles et ne seront que ce qui en sera fait. Mais certaines consciences auront changé. Elles auront été touchées, au plus profond d’elles-mêmes : nous voyons des dévouements grands ou petits, qui ne doivent rien à l’intérêt ou au profit, loin s’en faut. Là se situe l’espérance. C’est la conscience, touchée et indignée par le mal qui frappe aveuglément, qui est la seule force de changement. Elle ne se remarque pas, elle ne se voit pas, elle est souvent éloignée des grands centres de décision, elle se rit des profits et des ambitions. Elle fait mentir ceux qui ne croient qu’à l’intérêt personnel. Chaque conscience ainsi touchée est une force d’engagement et de responsabilité, que rien ni personne ne peut manipuler. Elle est un îlot de lumière qui va modifier les choses autour d’elle. Et l’histoire connaît de ces consciences qui ont grippé des systèmes et appelé à la vraie dignité. Elles n’obéissent pas à des systèmes ou à des slogans. Elles sont simplement pénétrées de la valeur de la vie humaine et tentent de la protéger de tout ce qui la nie ou la souille. Elles ne laissent pas le mal dicter leurs choix et elles ne se s’abandonnent pas au désespoir de l’à-quoi-bon. Devant elles, les canons de la peur et des engrenages sont réduits au silence.

La crise, comme l’étymologie l’indique, est le temps du jugement et de la décision : autrement dit, de l’engagement de la conscience. Elle est ce que nous avons de plus précieux : laissons-là nous réveiller !

Xavier Manzano
Directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée. 

1 F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire (1837), ed. Vrin, Paris, 1963, p.29.

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