Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?
L’UNION EUROPÉENNE :
UN BOUCLIER ANCIEN CONTRE DES RISQUES NUMÉRIQUES NOUVEAUX
Fabrice LORVO
Avocat associé, FTPA
Et si cette ancienne Union politico-économique, qui va vers ses 7 décennies d’âge, se révélait comme étant l’outil indispensable pour permettre à notre société européenne de profiter des transformations générées par les nouvelles technologies et non de les subir ?
La révolution numérique poursuit son œuvre de digitalisation, notamment de l’économie. Son développement ultime aboutira d’abord à la dématérialisation des actifs (à savoir les produits, les services et la monnaie qui permet de les échanger), puis à l’automatisation de leurs échanges.
Cette révolution permanente (nous sommes dorénavant dans le web 3.0) nous expose à des risques nouveaux dès lors que ses nouvelles inventions technologiques (comme le smart contract, la Blockchain, le Métavers ou encore le NFT) échappent, en raison de leur dématérialisation, à notre système juridique construit autour de la possession matérielle d’une chose. Avec la révolution numérique, le fait précède la règle de droit, en ce sens que les inventions technologiques précèdent, pour le moment sans cesse, la description notamment légale de leurs conditions de fonctionnement et d’utilisation.
Ces outils numériques sont d’ores et déjà devenus une ressource stratégique de la « guerre de souveraineté juridique » à laquelle nous assistons aujourd’hui. Cette guerre froide 3.0 n’est pas anodine : l’État qui imposera son droit pour leur utilisation imposera aussi sa vision du monde ou, à tout le moins, pourra remettre en cause une vision concurrente d’un autre État. Ainsi, dans ce contexte, le numérique est une arme de soft power dont il ne faut pas méconnaître la portée.
Dans ces conditions, l’UE se doit de légiférer pour imposer un cadre juridique européen à ces nouveaux outils plutôt que de subir celui de son interlocuteur et rival principal, le monde anglo-saxon. Toutefois, la même réflexion devrait être entreprise vis-à-vis des marchés numériques émergents que sont la Chine, l’Inde, la Russie, etc. Si la Chine et l’Inde ne sont pas, à ce jour, des partenaires économiques visibles de l’UE, ces deux pays ont vocation à le devenir rapidement en raison de leur avancée technologique.
Cette nécessité de légiférer est d’autant plus légitime que, du fait de ses atouts, c’est le droit européen qui détient les clefs d’un essor souhaitable de ces nouveaux outils numériques, c’est-à-dire un essor dans le sens d’une transformation numérique qui « fonctionne pour tous et pas seulement pour quelques-uns » de manière à donner naissance à « une société numérique fondée sur les valeurs et les règles européennes ».
Quelle que soit son innovation, ce type d’outil numérique reste un outil qui dispose d’une aptitude extraordinaire à devenir soit un outil de progrès, soit un outil de spoliation. Une telle aptitude résulte de l’essence même du monde numérique.
Pour reprendre une expression du Conseil d’État, la difficulté tient « à l’ambivalence intrinsèque du phénomène numérique : il ouvre de nouveaux espaces de libertés, tout en étant porteur de risques pour ceux-ci. Une intervention trop rigoureuse du législateur destinée à prévenir les aspects négatifs du numérique risque, du même mouvement, d’en entraver le potentiel positif ».
Ces nouveaux outils numériques ne doivent pas devenir l’arme ultime de certains marchands pour contourner les barrières protectrices érigées par le droit européen des contrats et de la consommation et ainsi optimiser les transactions. Ne nous leurrons pas : des esprits mal intentionnés vont tenter d’utiliser ces outils comme une arme « nucléaire » numérique pour tenter d’éluder des siècles de construction juridique ayant pour objet ou pour effet d’instaurer un équilibre contractuel, dans le monde physique, entre les parties.
Devant le risque potentiel que recèlent ces nouveaux outils numériques, il faut que la loi du plus fort cède devant la loi la plus forte (c’est-à-dire la loi la plus protectrice pour les consommateurs). Pour ce faire, le droit européen présente de nombreux atouts. En ce qu’il place la personne et non la marchandise en son centre, le droit européen (et donc le droit français) permettra de faire pencher la balance du bon côté entre « outil progrès » et « outil spoliation ».
Seul le droit européen est le mieux placé pour encadrer le potentiel de ces nouveaux outils et les soumettre aux exigences du droit européen des contrats, de la consommation, des données à caractère personnel (RGPD), de la législation LCB-FT et des modes alternatifs de résolution des différends.
L’avènement du Web 3.0 va nous exposer à une nouvelle vague de changements numériques, aussi puissante que celle d’internet, et personne ne pourra l’arrêter. Ces nouveaux outils peuvent soit améliorer sensiblement les affaires humaines, soit devenir un auxiliaire d’oppression des populations les plus faibles.
Pour éviter cela, il est impératif d’étudier, de comprendre et autant que possible, d’encadrer juridiquement ces nouveaux outils. C’est le meilleur moyen pour ne pas subir un modèle imposé par un autre continent (comme les États-Unis, la Chine, l’Inde) et incompatible avec nos valeurs européennes. Accueillir avec bienveillance la modernité des outils et leurs vertus (rapidité et sécurité des transactions) ne sauraient en aucun cas conduire à un renoncement aux différentes protections progressivement érigées par le droit de l’UE.
L’UE reste aujourd’hui la seule institution permettant à 27 pays européens de mettre en place un système juridique suffisamment fort pour résister à la pression d’autres institutions non européennes (qu’elles soient publiques ou privées).
La révolution numérique va nous exposer à de nouveaux combats homériques. Le risque est fort, le succès de la riposte n’est pas garanti, mais ce qui est certain, c’est que 27 réponses isolées n’auront jamais le même poids qu’une réponse de l’Union européenne.