Journal des Futurs #131 – Rapport Draghi : dernières cartes à jouer pour l’Europe ?

« Soit nous agissons, soit [l’Europe connaitra] une lente agonie ».

C’est le constat difficile mais réaliste que dresse l’ancien Président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, dans un rapport de 400 pages présenté en début de semaine à Bruxelles. Il y met en garde les Européens face aux décrochages économique, technologique, industriel qui les guettent, amplifiés par une démographie en chute libre, une productivité en berne, et des politiques européennes éparses.

Avec ses 170 propositions, ce rapport a provoqué de vives réactions à Bruxelles et dans les chancelleries européennes. Sans ménagement, Mario Draghi brosse le portrait d’une Europe qui, par naïveté et manque de coopération, a accumulé les retards dans des secteurs stratégiques, au risque de ne jamais pouvoir les rattraper.

Bien que les normes environnementales et sociales européennes soient les plus exigeantes au monde, il rappelle par exemple que celles-ci n’ont pas permis aux entreprises d’améliorer leur productivité et leur croissance – c’est particulièrement vrai pour les PME et TPE. Rappelons qu’entre 2019 et 2023, l’UE a produit pas moins de 13 000 actes législatifs, contre 5 500 aux États-Unis sur la même période.

De même, si le rapport salue l’ambition de décarbonation poursuivie par la Commission depuis 2019 – perçue comme un levier de croissance et de compétitivité – il met toutefois en garde : pour réussir, les politiques climatiques de l’UE doivent s’adosser à une politique industrielle robuste et ambitieuse ! Mario Draghi identifie trois secteurs au cœur d’une nouvelle stratégie industrielle : la décarbonation, la numérisation et la défense. Mais encore faut-il s’en donner les moyens : l’ancien Président de la BCE estime ainsi à 750 milliards d’euros minimum par an le coût des investissements nécessaires. Pour rappel, 750 milliards, c’est le budget du plan de relance européen adopté en 2020 pour faire face aux conséquences de la crise sanitaire, dans l’urgence et même dans la douleur pour certains États.

Comment mobiliser à nouveau de telles sommes, a fortiori, chaque année ? Plusieurs pistes sont esquissées, comme l’achèvement de l’Union bancaire et celle des marchés de capitaux, ou encore une meilleure mobilisation du capital privé. L’augmentation du budget de l’UE est une autre piste, tout comme le recours à de nouveaux emprunts communs – idée catégoriquement rejetée par les Frugaux, dont l’Allemagne et les Pays-Bas.

Mais c’est aussi et peut-être d’abord, du côté de la gouvernance européenne que Mario Draghi nous invite à regarder : certes, il y a un manque de moyens et d’investissement, mais il y a aussi une fragmentation et une trop grande dispersion des efforts – et c’est l’une des raisons principales qui empêche l’Europe de s’imposer comme une puissance économique, commerciale et industrielle autonome. Si le budget européen doit être réformé et augmenté, il doit aussi être davantage ciblé.

Ce constat appelle un véritable aggiornamento : les États et les institutions, s’ils veulent éviter le décrochage, doivent rapidement définir des priorités collectives et s’y tenir. Les prochaines semaines seront décisives car les conclusions du rapport sont sans appel : si « l’Europe dispose des bases nécessaires pour devenir une économie hautement compétitive », ce qui lui manque, c’est le temps – il va falloir aller vite – et surtout la détermination politique. Sur ce dernier point, Mario Draghi pourra sans doute compter sur le soutien de la France qui, depuis longtemps déjà, défend nombre de ses recommandations (notamment celles sur l’industrie de défense et l’emprunt commun).

La nomination de Michel Barnier au poste de Premier Ministre – largement saluée à Bruxelles – pourrait, dans ce contexte, constituer un atout pour la France. Européen convaincu, il l’affirmait déjà en 2006 : « une action de l’UE présente une valeur ajoutée par rapport à la somme des actions individuelles organisées dans l’urgence »[1]. Reste à en convaincre les autres États membres, et la tâche ne sera pas des plus aisées : l’Allemagne ne vient-elle pas de décider unilatéralement de fermer ses frontières ?

Joséphine Staron
Directrice des études et des relations internationales de Synopia

[1] Rapport de Michel Barnier, Pour une force européenne de protection civile: europe aid , Mai 2006.

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