Pour l’exécutif, nous ne sommes plus en paix, mais nous ne sommes pas en guerre, et comme le prophétisait Antonio Gramsci, « c’est dans ces clairs-obscurs que surgissent les monstres ».
Le monstre, en l’occurrence, c’est la guerre, ce qu’il y a de pire pour les êtres humains. Pour Paul Valéry, elle constitue « un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ». Ces « gens qui se connaissant » sont d’ailleurs les plus inquiétants pour nous, car nombre de nos dirigeants ont intégré dans leur logiciel de pensée fataliste le caractère dramatique de l’histoire si bien décrit par Nietzsche, Walter Benjamin ou encore né Girard et « la banalité du mal » (Hannah Arendt).
À court terme, c’est-à-dire l’échelle de trois à cinq ans, il y a cependant peu de chances pour que ce conflit déjà mondialisé dégénère de façon dramatique. Quant à la « mondialisation » du conflit, il faut raison garder. S’il est exact que les Russes font appel à des armes iraniennes, nord-coréenne et bénéficient du soutien chinois, il en va de même pour les Ukrainiens, avec les armes, le renseignement et le soutien financier européen et américain. La seule différence, c’est l’engagement, combattant de soldats nord-coréens.
Quoi qu’il en soit des réalités et des prophéties, il n’est pas faux de dire que la situation actuelle sur le territoire européen est inquiétante.
Nous verrons d’ici quelques jours ou quelques semaines ce qu’il advient des discussions entre la Russie et les États-Unis sur l’Ukraine. Nous saurons alors combien vaut la paix pour Donald Trump et à quel prix il va nous la facturer.
Une paix totale paraît toutefois très peu probable. Un cessez-le-feu plus ou moins long et fragile se mettra-t-il en place ? Et si oui, dans quelles conditions et avec quelles forces d’interposition pour préserver cette paix précaire ? La Russie rejette pour l’instant tout contingent militaire européen. Même s’il serait particulièrement humiliant pour l’Europe de voir s’installer entre l’Ukraine et la Russie des soldats chinois, brésiliens, ou encore sud-africains, nous pourrions nous en remettre. Le plus grave est ailleurs.
Le vrai problème, c’est ce que l’Ukraine a commencé à devenir en 2014, c’est-à-dire une zone grise qui, pour une fois, se trouve à nos portes et non au Proche ou au Moyen-Orient, en Afrique ou ailleurs. Et malheureusement, c’est cette situation qui risque de perdurer, au moins jusqu’à la disparition de Vladimir Poutine. Sauf si l’Ukraine renonce d’un coup à l’OTAN, à l’Union européenne, à ses enfants déportés, à ses prisonniers, à tous ses territoires, si elle se démilitarise… Pour autant, une victoire totale de la Russie ne réglerait rien. Elle donnerait des ailes conquérantes au maître du Kremlin, au moins dans son voisinage proche, et ne ferait que rendre la situation encore plus dangereuse avec tous les risques d’engrenages que cela engendrerait.
Ce clair-obscur redoutable nous impose d’autant plus de réagir que l’Oncle Sam paraît oublier sa parenté européenne. La réaction de nos leaders politiques se doit d’être à la hauteur. Il ne serait ni responsable ni cohérent de ne pas traduire en acte les mots et les promesses de milliards. Nous devons nous réarmer.
De façon massive et en profitant de la circonstance pour construire un écosystème industriel de défense à la hauteur des enjeux. Sauf à considérer que la menace est moins importante et alors dans ce cas, pourquoi faire peur aux Français (cf. le discours du Président Macron du 5 mars 2025) ?
Mais c’est là que les choses se compliquent. D’abord, parce que nous souffrons d’un cruel problème budgétaire qui ne va pas en s’arrangeant. Ce n’est pas nouveau, et nos Armées le savent bien, elles qui subissent en silence le non-respect des lois de programmation militaire. En pratique, et hors pension, nous ne consacrons qu’1,6 à 1,7 % de notre PIB à la défense. Les Américains sont à 3,5 % et les Polonais à 4,1 %.
Et ensuite, parce que l’organisation de notre « base industrielle de technologie et de défense » (BITD) n’est plus adaptée, ni à la situation actuelle et à la vitesse induite par les changements et ruptures technologiques, ni aux menaces de guerre et encore moins à la guerre, comme le montre chaque jour les retours d’expérience du front ukrainien.
Si les questions budgétaires sont essentielles, elles ne sont pas les seules. À périmètre constant, nous pouvons faire beaucoup mieux. Tous ceux qui connaissent bien le monde économique et l’univers des entrepreneurs le savent. Les modèles américains et polonais nous le prouvent tous les jours.
Certes, pour piloter notre BITD, nous disposons d’un organisme puissant, la Direction générale de l’armement (DGA), mais cette dernière est beaucoup plus à son aise avec les programmes de temps long (dissuasion, porte-avions et sous-marins notamment) que ceux nécessitant agilité, hybridité et réactivité. Il faut pouvoir penser et créer « out of the box » et ça, en France, ce n’est pas culturel.
Comparaison n’est pas raison bien sûr, mais ce qui a été accompli à l’occasion des Jeux de Paris 2024 ou de la reconstruction de Notre-Dame, nous enseigne que tout est possible, à condition de le vouloir et de s’en donner les moyens. Dans ces deux cas, la clé du succès, car « tout n’est qu’art d’exécution » (Napoléon), ce furent les lois d’exception.
Alors pourquoi ne pas décider d’une loi d’exception pour l’industrie de défense française ? Pourquoi ne pas doter notre Nation d’un arsenal de mesures exceptionnelles, pour un temps donné, de façon à permettre à la France de réorganiser son écosystème industriel de technologie et de défense, de le dynamiser et de le mettre en configuration pour affronter les menaces de demain ?
Parmi les dispositions qu’une telle loi pourrait intégrer, nous pouvons citer la mise entre parenthèses d’une grande partie des dispositions du Code des marchés publiques devenu particulièrement lourd et contre-productif, la préférence nationale (et européenne), la mise en cohérence de la volonté politique avec la réalité administrative, la fin de la responsabilité financière des agents publics chargés des marchés publics (sauf en cas de fraude ou de corruption avérée), la suppression des freins au financement dans la défense, la création de dispositifs susceptibles de favoriser l’innovation et la simplification de ceux existants (pour booster la R&D) et le développement d’une vraie culture du risque (qui intègre le droit à l’échec), la simplification de la RGPD, etc.
De telles dispositions créeront un cadre de confiance dans lequel les investisseurs n’hésiteront pas à se mobiliser. Cela permettra également d’être beaucoup plus ingénieux et de créer de nombreuses passerelles avec l’industrie traditionnelle, l’univers de la tech et les « pure player » de défense. Ce n’est pas encore l’économie de guerre, mais c’est le début d’une économie qui prépare la guerre.
Une telle libéralisation du secteur imposera de travailler sur l’anticipation stratégique et de définir un cap le plus clair possible afin d’assurer la cohérence de ce grand chantier de réindustrialisation qui profitera à tous les autres secteurs d’activité et qui soutiendra la mise en œuvre d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe.
En lisant cela, beaucoup vont bondir, mais comme disait le Général de Gaulle « on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités » et si nous ne changeons pas de modèle, nous aurons toujours une guerre de retard.
Quand les Polonais mettent 2 ans pour installer une usine d’armement (pour assembler des missiles, par exemple) en France, descendre en dessous d’un délai de 7 ans relève du mirage. De la même façon, le fait que l’Ukraine ait réussi à produire plus d’1,2 millions de drones en 2024 devrait nous inciter à ne pas rester figés dans un modèle qui n’a guère bougé depuis « la fin de l’Histoire ».
Il s’agit désormais d’un enjeu de cohérence entre les paroles et les actes, et de souveraineté réelle. Le temps du remplacement de la force par la morale et les normes est révolu. Il faut devenir concret. Il en va de la crédibilité de la France, en particulier vis-à-vis de nos alliés, de nos adversaires et de nos ennemis.
Par chance, nous disposons d’un atout extraordinaire, celui de nos entreprises, de leur aptitude au risque et de leur créativité. Saurons-nous les mobiliser et saisir cette chance historique pour la France, peut-être la dernière du genre ? Face à un avenir aussi imprévisible et menaçant que ne l’est le Président des États-Unis, il faut le souhaiter !
Alexandre Malafaye
Président de Synopia