Dans un sondage IPSOS récent, le « Baromètre du lien social »(1), on découvre qu’à la question « Selon vous, dans quel état est le lien social aujourd’hui ? », 71 % des sondés répondent « mauvais » ou « très mauvais ». Au-delà du caractère conjoncturel, et parfois éphémère de ce type d’enquête, son rapprochement avec deux autres études récentes – « Fractures françaises » réalisée également par IPSOS(2) en novembre 2024 et « Les Français et le changement » conduite par ODOXA pour Synopia et Mascaret en décembre dernier(3) – interroge sur l’état de la société française et sur son rapport à nos institutions et à leur gouvernance.
« Panem et circenses »
Autre élément notable, toujours tiré du sondage sur le lien social: à la question « Quels sont les éléments qui, selon vous, rassemblent le plus aujourd’hui les Français ? », les grands événements sportifs arrivent en tête (47 % des sondés), devant la gastronomie (36 %).
S’il ne s’agit pas de minimiser le talent, le travail et le rayonnement des grands sportifs ou des chefs des grandes tables, ce résultat interroge. Doit-on dire des Français de 2025 ce que le poète Juvénal disait des Romains du début du IIème siècle : « Ces Romains si jaloux, si fiers (…), qui jadis commandaient aux rois et aux nations (…) et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et des jeux du cirque. » ?(4)
Sans tomber dans l’anachronisme, on relèvera que dans l’étude « Fractures françaises » de novembre 2024, 87 % des Français considèrent que la France est en déclin, et 73% estiment que « c’était mieux avant ». Pourtant, plutôt que de se satisfaire de ce constat, il paraît préférable de mener une réflexion sur les anomalies et les dysfonctionnements qui conduisent à ces perceptions.
Une absence de projet mobilisateur et fédérateur
L’exemple le plus frappant de l’absence de projet apparaît dans le rapport au changement climatique et à la protection de l’environnement. Dans le « Baromètre du Lien social », 78 % des Français se disent préoccupés par le changement climatique et 23 % en font même la première de leurs préoccupations, derrière le pouvoir d’achat. 62% pensent qu’il est dû pour l’essentiel à l’activité humaine. En termes de solutions, 30% les voient d’abord dans des changements dans nos modes de vie et 36 % principalement dans les modes de production des entreprises. Pourtant, seuls 18 % estiment qu’il s’agit d’un indicateur de la bonne qualité de l’action d’un gouvernement, loin derrière le pouvoir d’achat (46 %) ou la maîtrise des dépenses publiques (35 %). Et seuls 9 % y voient l’un des 3 éléments qui rassemblent le plus les Français aujourd’hui.
Nous pourrions tenir le même raisonnement pour le modèle social français qui arrive seulement en troisième position des « éléments qui rassemblent les Français », avec 25% de citations(1). On a d’ailleurs vu comment s’est déroulé le débat au Parlement sur l’avenir des retraites et l’impossibilité qu’il y a eu à faire émerger une solution fédératrice…
Une défiance envers les politiques
À la question « Avez-vous le sentiment que vos élus et vos gouvernants vous proposent un projet de société clair et fédérateur ? », 91 % des sondés répondent « non »(3). Nous avons peut-être là un début de réponse à la question du point précédent.
De manière générale, l’image des politiques est de plus en plus dégradée. 63 % des Français pensent que la plupart des femmes et des hommes politiques sont corrompus et 83 % qu’ils agissent principalement pour leurs intérêts personnels(2). Dans l’étude sur le rapport au changement(3), 58 % des sondés retiennent comme première cause de résistance aux transitions « le manque de confiance envers les élites politiques ». Une seule catégorie d’élus échappe à ce jugement, les maires, qui inspirent confiance à 70% des sondés, alors que le pourcentage de confiance chute à 22 % pour les députés et 14% pour les partis politiques(2).
Ce rejet des « politiques », à l’exception notable des maires, est d’autant plus frappant que d’autres acteurs étatiques, l’armée (80 %), la police (75 %) et l’école (70 %) gardent un niveau élevé de confiance parmi les sondés(2).
Des questions
L’ampleur des difficultés identifiées exclut des réponses simples et mérite que des réflexions soient engagées.
Tout d’abord, ce désaveu massif des politiques et l’absence de projet fédérateur qui découle amènent à s’interroger sur l’état actuel en France de ce que Pierre Rosanvallon appelle les « Institutions invisibles », à savoir la confiance, la légitimité et l’autorité(5).
Comment restaurer la confiance dans nos gouvernants ? Comment traduire cette confiance retrouvée en légitimité du pouvoir ? Et enfin, comment construire sur cette légitimité une autorité consentie, « qui exclut à la fois coercition et persuasion », comme l’écrivait Hannah Arendt(6) ?
L’écart entre l’image des maires et celle des élus nationaux révèle un paradoxe et offre peut-être une opportunité. Il est paradoxal de constater que les maires, qui bénéficient de la confiance des citoyens et gèrent leurs collectivités sans avoir le droit de faire du déficit, sont pourtant soumis à l’autorité de gouvernants qui, eux, ont perdu la confiance des Français et se montrent incapables, depuis deux générations, de proposer et de respecter un budget équilibré.
Face à ce paradoxe, l’opportunité est peut-être de lancer une nouvelle vague de décentralisation !
N’est-ce pas le moment de transférer aux collectivités de nouvelles compétences ? Ne serait-il pas judicieux d’imaginer, en lieu et place des dotations de l’État, des systèmes de ressources dont elles auraient la maîtrise ?
Il est difficile de conclure sur cette longue liste de questions. Pourtant, nous nous devons de les affronter. Les débats parlementaires et les conventions citoyennes de ces dernières années n’ont pas écarté le risque de lendemain qui déchantent. Nous n’avons pas d’autre solution que de prendre le recul nécessaire à des réflexions de fond.
Thierry Jean
Conseiller Territoires de Synopia
Président de Terende
1. « Baromètre du lien social – Phase 3 » (IPSOS-CESI-EBRA, Mars 2025).
2. « Fractures françaises » (IPSOS-Le Monde-Sciences Po-Fondation Jean Jaurès-Institut Montaigne, Novembre 2024).
3. « Les Français et le changement » (ODOXA pour Mascaret et SYNOPIA, Décembre 2024).
4. Juvénal – Satires X.
5. Pierre Rosanvallon – Les Institutions invisibles -Seuil, 2024.
6. Hannah Arendt – La crise de la culture – 1954 – Gallimard, Folio, 1972.