« C’était mieux avant ». Vraiment ? N’en soyons pas si certains. Les progrès de la médecine et des sciences, l’arrivée des nouvelles technologies, les libertés individuelles qui viennent remplacer les vieilles libertés collectives, les loisirs, les vacances, bref, toutes ces choses qui font que le monde d’aujourd’hui est, quoi qu’on en dise, mieux ou plus agréable que celui d’avant. Du moins ici, en Europe. Bien sûr, nous pouvons critiquer la perte de certaines valeurs et traditions qui aidaient à la cohésion des communautés et des groupes sociaux. Nous pouvons déplorer la montée de l’individualisme qui, souvent, fait perdre de vue l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers ou privés. Nous pouvons également craindre les dérives des progrès scientifiques et technologiques (eugénisme, surveillance, robotisation de la société, etc.). Certes.
Mais bien plutôt que le célèbre « c’était mieux avant », tentons d’adopter une nouvelle formule plus optimiste : « ce sera encore mieux demain ». Car le passé nous permet d’appréhender l’avenir d’une certaine manière, en essayant de ne pas reproduire les mêmes erreurs, et en conservant ce que nous valorisons, ce que nous estimons utile, nécessaire, souhaitable pour notre avenir.
La crise sanitaire qui a frappé le monde entier en 2020 doit être perçue comme l’opportunité de penser, de façonner le fameux « monde d’après », celui que certains espèrent quand d’autres le craignent.
- Portrait-robot de l’entreprise de demain
Permettons un instant à notre esprit et notre imagination de brosser le portrait de l’entreprise de demain. Il ne s’agit pas de dépeindre l’entreprise idéale, mais son évolution, non seulement souhaitable, mais aussi possible.
Tout d’abord, dans le monde du travail de demain, certaines questions, certains sujets ne seront plus discutés, et constitueront des évidences, des acquis qui nous feront presque oublier qu’à une époque (la nôtre) ils étaient encore sujets à débat.
- L’équité et le mérite. Ces deux valeurs seront au cœur des organisations professionnelles de demain.
- La diversité des profils. Les entreprises et les administrations valoriseront la diversité des études, des origines, des expériences de vie.
- L’organisation flexible du travail. Les salariés auront davantage de liberté pour organiser leur temps et leurs modes de travail, en cohérence avec l’organisation générale et la mission de l’entreprise (ex : le télétravail lorsque cela est possible, le travail par objectifs et non par heures, etc.). Cette flexibilité du travail permettra aux employés d’avoir un meilleur équilibre personnel et professionnel, en particulier dans les situations où les circonstances familiales les empêchent de respecter les horaires de présence physique.
- Le bien-être au travail. La qualité et le sens du travail constitueront des objectifs aussi importants pour l’entreprise que la création de profit, et figureront dans la raison d’être et la mission de l’entreprise. Le burn-out et le bore-out, moins nombreux de ce fait, seront reconnus comme des maladies.
- Un management pertinent, laissant une large place à la co-construction des décisions.
- La responsabilité sociale et environnementale. Toute entreprise aura conscience de son impact social et environnemental tant en France que dans le monde, et s’engagera à ce qu’il soit positif. En outre, la stratégie de l’entreprise prendra systématiquement en compte ces critères qui devront être mesurés pour apprécier les impacts sur la société.
- Le partage de la valeur. Les entreprises s’attacheront à partager, avec leurs parties prenantes, équitablement et de manière responsable, la valeur matérielle et immatérielle qu’elles produisent. Ces actions devront être mesurées pour apprécier la transformation de l’entreprise dans ce sens.
Pour résumer, l’entreprise de demain sera davantage responsable et engagée dans l’amélioration de la qualité de vie de ses salariés, de son environnement social et environnemental avec ses parties prenantes.
- Soyons vigilants
Ce portrait-robot de l’entreprise constitue selon nous un idéal vers lequel tendre.
Toutefois, il convient de rester vigilant, puisque les deux mois de confinement et la crise sanitaire ont poussé les entreprises à chercher de nouveaux modes d’organisation dans l’urgence, peut-être dans la précipitation. Le télétravail en est un exemple concret.
La généralisation du télétravail observé depuis mars dernier n’était pas réellement inscrite dans une stratégie globale de transformation de l’entreprise, mais a répondu avant tout à un besoin précis : celui d’assurer la continuité des activités en période de crise tout en garantissant la distanciation physique. Or, une fois le confinement passé, nous nous sommes rendu compte que le télétravail offrait de nouvelles opportunités, à la fois individuellement pour les salariés, et collectivement pour les entreprises et les territoires dans lesquelles elles sont implantées. Il permet :
- d’assurer la continuité du travail pour les métiers du tertiaire en cas de crise ou d’impossibilité de travailler dans les conditions ordinaires ;
- d’offrir aux entreprises une nouvelle manière d’exploiter les flux d’informations qui pourront être stockés pour constituer le plus grand actif de l’entreprise ;
- d’assurer une plus grande souplesse aux salariés et aux dirigeants dans la gestion de leur temps de travail ;
- de réduire les coûts de fonctionnement des entreprises en optimisant le nombre de mètres carrés de bureaux ;
- de désengorger les transports en commun et les voies de circulation en heure de pointe ;
- de dépolariser les grands centres de décisions aujourd’hui concentrés dans les métropoles ;
- de rendre le marché du travail plus efficient en ne restreignant pas l’emploi à des critères géographiques.
Pourtant, le télétravail ne doit pas nous faire oublier, comme nous l’évoquions plus haut, que le travail « d’hier », sans télétravail, était le fruit d’une lente évolution et de multiples améliorations, matérialisées par des réalités sociales fondamentales. Il convient donc, si nous souhaitons généraliser ce mode d’organisation, de ne pas dégrader des acquis qui nous semblaient évidents :
- La pratique du télétravail ne doit pas faire oublier l’importance du lieu de travail comme espace de sociabilisation. En effet, la création de liens humains amicaux et affectifs, mais aussi d’opportunités professionnelles, passe par la fréquentation de lieux hors du cadre personnel et familial : le lieu professionnel constitue, pour cela, un endroit privilégié. Le milieu professionnel doit se comprendre autrement que par les seuls critères de productivité et de rentabilité. Il est une institution sociale fondamentale, un facteur de lien et de cohésion qu’il est indispensable de conserver.
- Elle doit également considérer le devenir de l’ancrage local des entreprises puisqu’avec le télétravail, certains types d’emplois ne nécessiteront plus de présence physique et que les entreprises ne se limiteront plus à rechercher des talents sur une zone géographique particulière.
- Enfin, la pratique du télétravail, puisqu’elle remplace la proximité physique par des liens informationnels, doit s’accompagner d’une réflexion autour de la sécurisation des flux d’informations de l’entreprise qui seront de plus en plus soumis au risque de cyberattaques.
- Le télétravail présente un risque évident : la perte de différenciation entre le temps de loisir et le temps de travail, entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Dans de nombreux foyers, il n’y a pas de différence en termes d’espace ou d’équipement. L’entreprise devra donc s’assurer que les employés disposent du bon équipement pour accomplir leur travail. En outre, les employeurs devront être conscients des problèmes, et veiller à ce que leurs travailleurs respectent les horaires, y compris les pauses établies dans les accords d’entreprises.
- Autre point de vigilance : la pratique du télétravail risque de conduire l’entreprise à un fonctionnement à deux vitesses et à une perte de cohésion d’équipe, entre ceux qui peuvent télétravailler, et ceux qui, de par le poste ou la fonction qu’ils occupent, sont contraints de travailler en présentiel.
Comment alors saisir les opportunités qu’offre le télétravail, sans pour autant tomber dans ses travers ? Il faudra certainement procéder par étapes, en s’appuyant dans chaque entreprise sur des expériences pilotes pour construire, non pas un modèle d’organisation unique, mais un modèle négocié adapté à chaque maille pertinente de l’entreprise et de ces métiers.
Dans ce nouveau modèle, le rôle des ressources humaines et la communication interne de à l’entreprise deviendra encore plus importante : elle devra veiller à fournir un même niveau d’information aux personnes travaillant en distanciel et en présentiel. Par ailleurs, il faudra, dans bien des cas, réinventer le suivi des performances pour les personnes travaillant à distance en se concentrant sur la réalisation des objectifs.
Nul doute que le rôle du management sera prépondérant, avec le défi de favoriser le changement, la prise de risque, mais aussi la prise de recul lorsque certaines expériences ne seront pas remplies de succès à la première tentative.
Enfin, comme nous l’avons mentionné, l’un des grands défis est de régler le problème de l’isolement, celui du manque de socialisation sur le lieu de travail. Partager les objectifs de l’entreprise et créer une culture d’équipe sera plus compliquée si une grande partie de l’équipe télétravaille. Pour favoriser une culture d’entreprise, les employeurs devront inventer de nouveaux modes de cohésion, à travers des activités en face à face, des dîners d’équipe ou des séminaires d’entreprise ou de formation pour cultiver les relations interpersonnelles.
Pendant la crise, ni les salariés, ni les entreprises n’ont choisi de télétravailler plus, cela leur a été imposé. Maintenant que le confinement est pour le moment derrière nous, l’employeur peut et doit se poser les bonnes questions à la fois sur les profils capables de travailler à distance, mais surtout sur le bon dosage entre distanciel et présentiel, en période non plus exceptionnelle, mais habituelle de fonctionnement.
Par Damien Gallet, Romain Labiaule, Beatriz de Leon Cobo, Laura Schaub et Joséphine Staron, membres de Synopia Jeunes.