Combien d’activités humaines répondent à un besoin essentiel, tout en étant une source de plaisir, une occasion de rassembler des femmes et des hommes autour d’une confrontation d’idées, de souvenirs ou de projets, en pérennisant des traditions, en étant porteuses d’une identité (dans le meilleur sens du terme), en contribuant à l’aménagement du territoire et à la création d’emplois, en mettant en relation des professions très diverses, tout en s’efforçant (en principe) de préserver la santé humaine et l’environnement ? Il n’y en a qu’une : la gastronomie. Et en France, l’expression crise ne correspond pas à la réalité actuelle (car une crise se conclut par un retour à un état initial, éventuellement modifié) : en 2020, la restauration est en situation catastrophique et ce de manière probablement durable.
La fermeture imposée ne génère pas qu’une simple crise de trésorerie : la destruction de valeur subie, avec sa dimension patrimoniale, n’est pas rattrapable, contrairement à ce qu’on observe dans nombre d’industries d’équipement.
La gastronomie française est blessée, impactant directement l’économie dans son ensemble puisque c’est toute l’agriculture et l’industrie agroalimentaire qui bénéficient d’une image de marque positive dans le monde.
Aujourd’hui, l’enjeu va au-delà, car il s’agit de la souveraineté alimentaire la France. Le président de la République a, mieux que quiconque, souligné l’enjeu de la crise sanitaire de 2020 dans son allocution du 13 avril, en déclarant que « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». La valeur ajoutée dans la filière agricole française diminue d’un milliard d’euros chaque année depuis cinq ans. Stopper cette dégradation est devenu un impératif national. Depuis une dizaine d’années, Allemagne, Espagne et Pays-Bas accroissent leurs exportations, les coûts salariaux et sociaux ne constituent donc pas un frein au succès.
Dès lors, il nous faut reconstruire et garantir la souveraineté alimentaire de la France, en relocalisant les forces productives ; il n’est pas normal que la moitié des fruits, de légumes et de certaines viandes soient importée, de surcroît sur la base de normes techniques souvent moins exigeantes que celles qui sont imposées aux producteurs français.
Adoptons une stratégie nationale alimentaire, à partir d’une approche globale pour bâtir une chaîne agroalimentaire complète et cohérente, incluant agriculture, viticulture, transformation, restauration, innovation technologique et soutien à l’exportation. La food tech française (agtech et foodscience) risque d’être prise de vitesse par celle des pays anglo-saxons, de l’Europe du Nord et d’Israël. Au vu des problèmes de santé et d’environnement qui appellent des innovations, ces entreprises bénéficient d’un atout exceptionnel. Partout dans le monde, les trois ressources nécessaires à la production alimentaire que sont la terre, l’eau et l’énergie se raréfient, ouvrant des débouchés pour des technologies en appui à une nouvelle compétitivité française.
La gastronomie est devenue un puissant ciment de l’unité nationale depuis la suspension du service national obligatoire. Le monde entier l’admire, l’envie et la copie. L’Unesco a reconnu le repas gastronomique français comme élément du patrimoine immatériel de l’humanité, la France se doit de le soutenir dans la durée.
Discutons d’une loi de programmation agroalimentaire quinquennale, avec des engagements budgétaires couvrant l’ensemble des secteurs de la filière, de manière compatible avec les engagements pris au titre de la PAC. Le transfert prévu d’une grande partie des choix d’application de la PAC aux Etats-membres offre d’ailleurs l’opportunité d’une mise en œuvre adaptée au contexte local. L’un des débouchés de l’agriculture étant les restaurants, l’État pourrait envisager le rachat de la dette de ceux qui ont subi la catastrophe sanitaire de 2020 et qui seraient prêts à prendre certains engagements en contrepartie d’une prise de participation à leur capital, qu’ils pourront racheter au fur et à mesure de la remontée de leur chiffre d’affaires, allégeant d’autant la charge budgétaire de l’État.
Par ailleurs, à partir du moment où, comme l’a répété le président de la République le 13 avril, « il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », la France doit pouvoir négocier des adaptations à ses engagements en matière d’ouverture commerciale dans le cadre de l’UE et l’OMC.
Enfin, la préservation dans la durée de la gastronomie française appelle le développement de la justice alimentaire en France : la cohésion nationale suppose de réduire la fracture alimentaire. L’insécurité alimentaire, telle que définie par la FAO, touche en France un adulte sur dix, paradoxe dans un pays qui a une des meilleures agricultures du monde ! Certes, l’État n’est pas resté inactif : il a initié en 2010 un Programme National pour l’Alimentation traduisant sa volonté de placer le plaisir et le goût au centre des actions, articulé avec un Plan National Nutrition Santé pour offrir à tous l’accès à une alimentation en quantité suffisante, de bonne qualité et produite dans des conditions durables. Par ailleurs, la loi dite EGalim de 2018 place la lutte contre la précarité alimentaire dans le champ de la lutte contre la pauvreté et les exclusions.
Certes toute politique a un coût, mais on n’a pas encore calculé le retour d’un investissement dans une alimentation saine (le R.O.I des investisseurs), alors que le seul coût social de l’obésité et du surpoids est évalué entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Dans ce calcul, il faudrait aussi intégrer ce que coûte à la collectivité une agriculture en crise avec les drames humains qu’elle génère. Les solutions ne sont pas nécessairement très coûteuses, elles commencent toutes par le développement des actions éducatives. Ce qui serait dans la nature des choses pour un pays qui est reconnu dans le monde entier pour sa gastronomie.
Christine van Ackere est biochimiste et ex-cheffe et Patrice van Ackere, ancien élève de l’ENA, a été membre de jurys culinaires ; ils sont les auteurs de Passion gastronomique (2018, préfacé par Bernard Pacaud, chef trois étoiles de l’Ambroisie).