Vendredi 16 octobre, nous avons été témoin d’un acte abominable qui a touché un de nos compatriotes, Samuel Paty, un enseignant d’histoire-géographie exemplaire. Samuel Paty a été assassiné parce qu’il avait fait un cours sur la liberté d’expression et avait utilisé pour ce faire un exemplaire de Charlie Hebdo.
Ce drame vient de nouveau illustrer la fragilité de notre modèle républicain. Cette tragédie s’ajoute en effet à bien d’autres : les assassinats commis par Mohamed Merah, les massacres de la rédaction de Charlie Hebdo, du Bataclan, des terrasses de café et de restaurants parisiens, l’assassinat d’un prêtre en pleine église, la course meurtrière d’un camion à Nice, un 13 juillet, divers meurtres ciblés, la tuerie à la préfecture de police de Paris, et de nombreuses autres tentatives terroristes qui ont pu heureusement être arrêtées à temps.
Tous ces actes terroristes visent ce que nous sommes et le modèle sur lequel s’est construit la nation française depuis la Révolution. Elle vise en particulier notre rapport singulier aux religions à travers le principe de laïcité et notre définition de la citoyenneté. Ces attaques sans précédent posent le problème de la riposte que nous devons apporter à l’islamisation rampante de type fondamentaliste, mise en évidence par de nombreuses enquêtes de terrain depuis quelques années. Ce processus n’est pas sans conséquence car il débouche maintenant régulièrement sur des actes violents dont l’objectif est clair : semer la terreur parmi nous.
Comme cet islamisme politique radical vient remettre en cause un certain nombre de rapports anthropologiques que nous entretenons avec la République, l’autorité, le monde, l’autre, l’espace-temps, le langage, la parole et le symbolique, la riposte doit être menée à chacun de ces niveaux.
Le rapport à la République et à ses règles
Les règles de vie de la République française sont fondées sur la raison, le libre arbitre, la critique et le respect des croyances religieuses dans la mesure où celles-ci ne mettent pas en danger le collectif, ce qui est clairement affirmé dans la loi de 1905 sur la laïcité. Notre modèle républicain est, à cet égard, unique car il définit la citoyenneté de manière strictement politique ; il s’inscrit dans un universalisme humaniste qui, tout en reconnaissant les différences, cherche à conjuguer les idéaux des Lumières, le sourire de la Raison de Voltaire, et ceux de la Révolution : Liberté, Egalité, Fraternité.
La Troisième République et les réformes qui lui succéderont, sont venues parachever l’édifice institutionnel hérité de la Révolution française, en réaffirmant à chaque fois la culture républicaine et l’unité de la Nation. C’est bel et bien ce qui fait, encore aujourd’hui, la singularité de la France par rapport à d’autres pays démocratiques, qui ne connaissent pas l’équivalent lexical de ce que nous qualifions de laïcité. Face à la menace islamiste, il est donc essentiel de rappeler les vertus de ce modèle et de le défendre sans faille. Il est très douloureux de penser que Samuel Paty, alors même qu’il était entrain de le faire, l’a payé de sa vie et est devenu tragiquement, par la même, un héros et un martyr républicain.
Le rapport à l’autorité
Toute autorité se fonde sur la légitimité des éléments qui la fondent. Elle est aujourd’hui en crise dans de nombreux domaines. Dans le cas des islamistes, leur stratégie à ce sujet est claire : remettre en cause, d’une part, l’autorité de l’Etat et de ses représentants, la loi religieuse lui étant selon eux supérieure ; et d’autre part, l’autorité de la science, celle-ci pouvant venir en contradiction avec les croyances affirmées d’un monde crée par Dieu. Comme nous pouvons le constater, cette stratégie mine deux des fondements de ce qui fait autorité dans notre pays : la République et la Raison.
Les enseignants et les enseignantes qui sont au coeur de cette transmision de par la nature de leur métier, sont en première ligne dans ce combat et peuvent être doublement mis en cause, en tant que répresentants et représentantes de l’Etat, de la science et de la culture. C’est ce que de nombreux cas illustrent depuis des années, et dont l’exécution de Samuel Paty n’est que la dernière conséquence la plus tragique. Face à la multiplication de ces actes de contestation, qui vont jusqu’à menacer la vie des représentants de l’Etat, notamment des enseignants, des enseignantes, et de tous ceux et de toutes celles qui s’élèvent contre le projet politique de l’islamisme radical, le renforcement de l’autorité publique passe sans aucun doute par un réarmement intellectuel et culturel massif dans le pays, notamment dans les zones les plus exposées à ces discours intégristes délétères où le rapport au monde bascule en leur faveur.
Le rapport au monde
Notre modèle se fonde sur une conception rationnelle du monde dont la réalité politique se manifeste dans le modèle républicain. Les islamistes ont, quant à eux, une toute autre vision. La leur s’inscrit dans une conception religieuse fondamentaliste qui entérine un modèle théocratique dont nous pensions être sortis. Ces deux visions étant clairement incompatibles, il nous faut réaffirmer les qualités de notre propre notre vision du monde, seul capable de nous préserver de la Guerre des Dieux, comme l’écrivait Max Weber au début du XXe siècle. En effet, on oublie trop souvent que notre vision, contrairement à certains discours tenus dans certains univers, est une des plus inclusives et des plus protectrices des libertés individuelles qui soit. Dans le cadre d’une démocratie apaisée, elle conjugue en effet à la fois le respect des différences de chacun, croyants et non-croyants, avec une volonté politique de faire société autour de valeurs communes, en s’inscrivant dans un rapport à l’autre marqué par l’universalité de notre condition humaine.
Le rapport à l’autre
Depuis que les humains existent, la relation à l’autre a constitué un élement central de leur dynamique sociale, tant au niveau individuel que collectif. Dans nos sociétés occidentales, elle a mis historiquement en avant des figures de l’autre qui en ont constitué au cours du temps les contours. Depuis l’émergence d’une réflexion anthropologique, au tournant du XXe siècle, nous savons, à l’instar de Claude Lévi-Strauss, que nous faisons partie, au-delà nos différences, d’une même humanité, et que nos façons de faire témoignent, chaque fois à leur manière, de la diversité des expériences humaines. Toutefois, l’autre demeure toujours une interrogation dont l’objet est de savoir si son être est de même nature que la nôtre. La peur (l’hétérophobie) et ou l’attraction (la xénophilie) de l’autre en constituent les deux poles, l’actualité nous le rappellant régulièrement.
Dans le cas qui nous concerne, nous pouvons voir que l’autre que nous sommes pour les islamistes, est associé aux figures du mécréant, du diable et de l’apostat. Ces figures recoupant la plupart d’entre nous : athées, non-musulmans, juifs, personnes de culture ou de confession musulmane non rigoristes.
Cette lutte contre les figures que nous attribuent les islamistes, ne doit pas par ailleurs nous faire perdre de vue que le combat que nous menons, doit faire des distinctions fondamentales entre cette minorité islamiste active qui cherche à homogénéiser le monde à l’aune d’une seule règle, la loi religieuse, et la grande majorité de nos concitoyens musulmans qui aspirent à vivre paisiblement en respectant les règles instituées et dont ils et elles partagent pleinement l’esprit. Autrement dit, dans le cas qui nous concerne, la figure de l’islamiste ne doit jamais être confondue avec celle du musulman ou celle de la personne de culture « dite musulmane » qui respecte les règles républicaines et cherche à faire société avec l’ensemble de la communauté française. Ces dernières sont souvent les premières victimes de ces islamistes qui font sécession et cherchent à étendre leur influence à toute la société. Ce processus bénéficiant des changements observés dans le rapport contemporrain à l’espace-temps.
Le rapport à l’espace-temps
Dans ce projet expansioniste, le fondamentalisme islamiste se nourrit sans aucun doute d’un nouveau rapport à l’espace-temps. Comme nous le montrent, là encore, de nombreux travaux récents, les fractures spatiales se sont multipliées au sein de l’Hexagone au cours des dernières décennies. Cette fragmentation a été et est rendue possible par de nombreux facteurs : l’abandon de l’Etat et des services publics de certaines zones urbaines, la concentration de populations qui conjuguent de nombreux maux socioéconomiques avec souvent une plus grande homogénéité ethno-culturelle, le déclin des associations, des clubs à vocation laïque et la montée progressive d’un fondamentalisme de plus en plus influent dans ces zones, auquel le formidable développement de l’Internet et des réseaux sociaux a donné une forte impulsion.
En effet, on se souvient qu’il y a encore une trentaine d’années, nous avions des chaînes généralistes que tout le monde regardaient plus ou moins. Aujourd’hui, chacun peut regarder ce qui bon lui semble en fonction du sous-groupe auquel il ou elle appartient. Si cette diversité de choix, offert par le bouquet de canaux disponibles, peut-être une richesse, cela peut poser des problèmes quand de nombreuses personnes s’enferment dans certains réseaux d’où elles ne sortent plus. Elles peuvent alors subir l’emprise d’un seul discours et ne jamais en entendre un autre, en l’occurrence ici, celui qui soutient notre modèle républicain. C’est bien sûr ce qui se passe, notamment pour les intégristes islamistes, leur projet de conquête du monde nourrissant ce séparatisme social.
Cette fragmentation concerne également de plus en plus celui des repas pris ensemble. La montée de certaines demandes contribue souvent dans les faits à séparer les gens alors qu’ils devraient les unir. L’alimentation peut être en effet un marqueur de séparation sociale si le rigorisme s’impose. A nous de faire en sorte que nous puissions continuer à manger ensemble tout en offrant une variété qui le permette et un respect des choix de chacun. La liberté de choix permet la convivialité. C’est son interdiction qui la fait disparaitre.
Le rapport au langage, à la parole et au symbolique
Les questions qui se posent et la bataille engagée avec le fondamentalisme islamiste se situent enfin au niveau du langage, de la parole, et des discours tenus. De nos jours, on peut le constater quotidiennement. S’y conjuguent une lutte pour le contrôle de la prise de parole en public, une entreprise de redéfinition des mots et une volonté de modifier les cadres symboliques pour s’assurer du contrôle idéologique.
En effet, le moindre manquement perçu comme « un manque de respect » ou comme une marque d’intolérance, est de plus en plus publicisé sur les réseaux, et repris de manière virale dans certains univers. C’est ainsi que des mots jusque là acceptés, voient leur sens contestés ou retournés, d’autres crées, pour changer la perception de la réalité. Cette offensive quotidienne au niveau discursif cherche à modifier à terme les cadres de pensée et la perception que nous avions de nous-mêmes. La présence des réseaux sociaux contribuant très largement à cette lutte pour le contrôle des esprits. C’est ainsi que nous avons pu voir des victimes de l’islamisme se retrouver aux bancs des accusés, de nouveaux vocables apparaître comme « la laïcité ouverte », « l’islamophobie », « le féminisme musulman », qui, chacun à leur manière, ont cherché à transformer ce qu’était réellement la laïcité, la critique de la religion et le féminisme.
De ce point de vue, certains médias et certains pays ne sont d’ailleurs pas sans exercer un rôle important dans cette critique du modèle français. A la grande surprise de beaucoup, ce type de discours a même touché en France des univers dont la tradition en était jusqu’ici très éloignée : mouvement d’extrême-gauche, syndicats, associations engagées, etc. Si le pouvoir des mots, ce que les linguistes appellent la fonction performative du langage, est donc ici un outil politique que les islamistes utilisent pour contester la République et ses fondements, notre riposte doit être aussi langagière en déconstruisant le sens de ces nouveaux vocables dont la finalité ultime est de modifier notre réalité sociopolitique afin de mettre en place un cadre théocratique totalitaire, tout en se présentant sous le faux nez de la liberté. Il s’agit tout simplement de remettre les mots à l’endroit afin de refaire société.
Faire société ou la réaffirmation d’une totalité républicaine inspirante
La tragédie à laquelle nous venons d’assister a bien sûr bouleversé tous les républicains que nous sommes. Elle fait suite à plusieurs autres qui, au cours des dernières années, ont marqué durement notre pays. Elle illustre les ravages que le projet politique islamiste peut causer, projet que nous avons eu tendance à minimiser depuis trop longtemps. La lutte contre ce projet va nécessiter un effort collectif qui touche toutes les sphères. Comme nous l’avons brièvement rappelé, il faut nous réarmer à différents niveaux, et ne pas hésiter à réaffirmer nos valeurs et les qualités de notre modèle de manière vigoureuse. Mais ce réarmement doit se faire dans le contexte d’aujourd’hui et non dans celui d’une Troisième République mythifée. Si l’esprit républicain doit être défendu sans faille, nous nous devons de le faire dans le cadre d’une société pluriel et numérisée.
Ce qui doit nous conduire à investir massivement dans la culture, à revisiter notre enseignement de l’histoire, en réintroduisant une chronologie, notre histoire coloniale, et en tenant compte de l’existence d’Internet ; à revoir notre enseignement de l’instruction civique, en précisant et réaffirmant tout simplement ce qu’est la laïcité ; à appuyer nos enseignants et nos fonctionnaires dans leur défense des règles républicaines ; à réinvestir nos territoires déshéritéset abandonnés ; à demeurer vigilants par rapport à « l’islamisme à bas bruit », comme le désigne Gilles Kepel ; à aider audéveloppement d’un Islam de France qui pourrait constituer, à terme, un modèle pour tous les musulmans attachés à une conception républicaine de l’existence civique ; à favoriser la mixité sociale ; à combattre tous les discours haineux et anti-républicains ; à soutenir tous nos concitoyens et nos concitoyennes de culture musulmane ou non qui se battent au quotidien contre l’islamisme ; et à redonner espoir aux jeunes déshérités, en leur montrant que notre société, malgré les critiques qu’ont peut légitimement lui apporter, demeure attachée à un idéal de justice sociale et démocratique qui, lorsqu’on la compare avec d’autres, reste assez unique dans le monde.
Ce n’est que par un effort sans précédent qui touche tous ces aspects que nous pourrons peut-être refaire société, permettre à bien de nos concitoyens et concitoyennes de ne plus vivre sous protection policière, et réaffirmer une totalité républicaine inspirante dans l’esprit des grandes figures historiques de notre république et de notre histoire singulière qui ont fait la France.
Par Jean-François Chanal, Professeur émérite, Université Paris-Dauphine P.S.L, ancien coresponsable scientifique de la Chaire « Management, diversités et cohésion sociale », membre de Synopia.