Journal des Futurs #46 – Côte d’Ivoire : le spectre rwandais ?

C’est l’autre élection, celle dont on parle peu, à 6000 kilomètres de Paris, si loin et pourtant si proche en raison des liens qui unissent la Côte d’Ivoire à la France, cette communauté de destins issue d’une histoire commune marquée par la colonisation et la langue française demeurée en partage !

Une élection dont on parle peu. Et pourtant, la Côte d’Ivoire bascule inexorablement vers la chronique d’un désastre annoncé depuis la décision d’Alassane Ouattara, de briguer un troisième mandat, au mépris de la constitution dont il était le garant et du respect de sa propre parole. A l’issue d’un scrutin le 31 octobre, massivement boycotté dans toute une partie du territoire et émaillé de violences, l’ex-technocrate que le monde entier rêvait démocrate affiche désormais le visage parodique du « président Africain », accroché au pouvoir et à ses prébendes. 

Ses opposants sont traqués, pourchassés, au mépris de leurs droits élémentaires. Malgré ses 86 ans, l’ancien président Bédié a subi une assignation à résidence et ses proches sont emprisonnés. L’ancien Premier Ministre Pascal Affi N’Guessan, maintenu au secret, a été donné pour mort le temps d’un weekend avant de se voir imposer la diffusion d’une vidéo en forme de preuve de vie. Il est toujours emprisonné au mépris de son immunité parlementaire. Sa résidence est occupée par des gendarmes avec lesquels son épouse, interdite de sortie, est contrainte de cohabiter.

Le score irréel et quasi stalinien de 94,27%, qu’une Commission Electorale aux ordres a attribué au président sortant, prêterait à sourire si elle ne traduisait pas une volonté effrénée de ne pas céder un pouce de terrain, quel qu’en soit le coût, en termes de sacrifices humains et d’image personnelle. La réalité du scrutin est toute autre, une farce décrite par divers experts internationaux comme le Centre Carter, dont la mission d’observation électorale évoque « un contexte sécuritaire et politique qui n’a pas permis d’organiser une élection compétitive et crédible ».  

La Côte d’Ivoire est en réalité au bord de ce « chaos » prédit par Pascal Affi N’Guessan, le porte-parole de l’opposition, à la lisière de cette « catastrophe » pointée depuis Bruxelles par Laurent Gbagbo, sorti pour l’occasion d’un silence de près de dix années. 

L’opposition, constituée sous l’autorité de l’ancien président Henri Konan Bédié en Conseil National de Transition, détient désormais la légitimité morale. Elle a gagné un premier pari, celui de la désobéissance civile, d’une mobilisation populaire et déterminée. De sa capacité à imposer un cadre de négociation, sous égide internationale, en mesure de remporter le bras de fer sur le troisième mandat, dépendent la paix en Côte d’Ivoire et sa stabilité, dans un contexte sous-régional marqué par l’insécurité et la progression djihadiste. De l’issue de la confrontation, dépend enfin le dépassement d’affrontements ethniques et d’instrumentalisation communautaire. Car le spectre de Kigali se rapproche d’Abidjan. 

Entre la Côte d’Ivoire de 2020 et le Rwanda de 1994, la comparaison pourrait a priori sembler déraisonnable. D’un côté, la locomotive économique de l’Afrique de l’Ouest, pilotée par Alassane Ouattara, un libéral autoproclamé, un président d’apparence policée, un technocrate assumé, un pur produit de l’intelligentsia mondialisée, formé aux Etats-Unis et passé par le Fonds Monétaire International, un chef d’Etat en lequel cet Occident qui l’avait coopté, pouvait, par effet miroir, reconnaitre l’un des siens. De l’autre, un minuscule pays enclavé dans l’Afrique Orientale, sans ressources stratégiques particulières et dont le président d’alors, Juvénal Habyarimana, ex-chef d’état-major de l’armée s’était emparé du pouvoir par la force et avait installé un parti unique. 

Les parallèles sont pourtant nombreux, à commencer par cette proclamation de stabilité et de croissance. Sous Juvénal Habyarimana, le Rwanda pouvait se targuer d’une évolution favorable en termes d’équipement du pays. Alassane Ouattara n’a cessé d’afficher le nombre de kilomètres bitumés comme arguments de vente de sa présidence. L’essentiel est ailleurs : le glissement vers une ethnicisation de la société ivoirienne qui, pour être progressive, n’en est pas moins réelle.

En Côte d’Ivoire, l’arrière-plan de la crise s’est inexorablement mis en place au cours d’une décennie de lente dérive autocratique et tribaliste. Alassane Ouattara s’est insensiblement rapproché de la logique du parti unique, en grignotant progressivement au sein de sa formation, le RHDP, une large partie de la classe politique. Ceux qui s’y refusaient étaient bannis, exilés ou emprisonnés. Sous prétexte de rattrapage au profit des populations du nord, il a progressivement créé une fracture entre Ies Dioulas, nordistes et musulmans et les autres ethnies, notamment Bété et Baoulé, dont sont issus ses adversaires historiques, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié. Au Rwanda, la différenciation ethnique entre Hutus et Tutsis avait été érigée en règle par le pouvoir sous la présidence Habyarimana avec l’instauration de quotas dans les écoles et les emplois au profit de la communauté Hutu. 

Au Rwanda, la radicalisation du Hutu Power s’était traduite par des massacres planifiés et perpétrés de manière méthodique par des miliciens dédiés, les Interahamwe, n’entrainant aucune réaction de la communauté internationale. En Côte d’Ivoire, les dérapages sont bien tangibles. La crise pré-électorale, électorale et post-électorale porte désormais les germes d’une radicalité et la menace d’un embrasement inter-ethnique.

Ces dernières semaines ont vu la mise en place de milices dédiées de jeunes « Microbes », nom que l’on nomme aux gamins délinquants des rues d’Abidjan. Encadrés parfois par des éléments en tenue de forces régulières ivoiriennes, convoyés, équipés de machettes ou d’armes blanches, ils ont semé la terreur dans différentes localités du pays, ciblant certains groupes de population en fonction de leur appartenance ethnique. Dans le village désormais martyr de Toumodi, dans le centre du pays, une maison a été incendiée avec ses quatre habitants d’origine baoulé. Une chasse à l’homme a été lancée, toujours envers des ressortissants de la communauté Baoulé à Bouaké mais aussi à Yamoussoukro, la capitale politique d’où était originaire Félix Houphouët-Boigny, le père de la Côte d’Ivoire moderne, ou encore à Bongouanou, le fief de Pascal Affi N’Guessan, cette fois à l’encontre d’Agnis, l’ethnie d’origine de l’opposant. Ces dernières heures, des tueries insoutenables se sont déroulées dans le village de Mbatto, avec là encore utilisation de machettes et images de corps déchiquetés ou calcinés. 

Reste un dernier point commun entre Abidjan et Kigali :  en 2020, comme en 1994, la diplomatie a semblé dans une première phase marquer le pas.  En 2020 comme 1994, la communauté internationale a pu donner l’impression d’assister, en spectatrice inconsciente ou résignée à la mise en place d’ingrédients potentiellement meurtriers. En 2020, elle semble pourtant enfin sortir de son mutisme avec l’engagement sous forme d’appel au dialogue de Michelle Bachelet, la haut-commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme. Reste à passer de la prise de conscience à la médiation active. 

En Côte d’Ivoire aujourd’hui, la solution ne passe certainement pas par « un pas de trois » entre anciens présidents, des petits arrangements entre ennemis d’hier et de demain, mais par une implication active et déterminée de la communauté internationale. Pour ne pas pouvoir dire demain : nous ne savions pas, nous n’avions pas vu ou pas voulu voir. 

Geneviève Goëtzinger
Présidente de l’agence imaGGe
Membre de Synopia

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