Il n’y a que le ministre de la Justice pour s’étonner de ce qui existe vraiment, du réel des juridictions. Comme toujours, nos gouvernants espèrent que des mots, ou des expressions, comme « modernisation », « sucres lents », « ajustements structurels », etc… rempliront le vide créé par leurs politiques « inhumaines » au sens où elles font disparaitre l’homme au motif que les nouveaux « process » seraient plus « efficients ».
Inspirés du « new public management », que Johann Chapoutot dénomme d’une formule incisive « le managérialisme métastatique » et Alain Supiot « le gouvernement par les nombres », ils nous feraient faire des économies. En est-on si certain ? Quand un justiciable ne parvient pas, après de nombreux essais, à joindre par téléphone un greffe pour obtenir une réponse à ses questions sur son divorce, sa propriété, son contrat de travail, que croyez-vous qu’il pense sur Sa justice ?
Il faudrait savoir évaluer le vrai coût social et politique de ces défaillances en série du service public de justice au sein d’une société décrite par Jérôme Fourquet comme « archipélisée » et qui se retourne déjà vers d’autres formes de solidarités, participant ainsi au mouvement de « décohésion sociale » auquel nous assistons.
Resterons-nous les bras croisés alors que nous sommes en train de voir se détruire sous nos yeux une institution juste et efficace, qui inspire confiance, dont les décisions sont respectées, et envers laquelle chacun se sent libre d’obéir, et ce même si l’impact des solutions arrêtées sur nos vies ne nous convient pas toujours ? Il est encore temps ; il est juste temps !
Dans un document intitulé « Pour une révolution de la Justice et de son ecosystème », Synopia propose non pas un rapiéçage – il n’en est plus temps comme viennent de le rappeler 6 000 magistrats, juges et procureurs, et même le Procureur général de la Cour de cassation, dans une récente pétition publiée par Le Monde – mais une nouvelle perspective pour la justice.
Notre système juridico-judiciaire s’est construit au fil d’une histoire dont l’idée maîtresse fut de confier le monopole du règlement des conflits au pouvoir royal d’abord, à la République ensuite. Le droit et la justice ont leurs racines très profondément enfouies dans « l’identité de la France », au sens que lui donnait Fernand Braudel. Ces racines ne sauraient être un carcan. Il paraitrait en effet anachronique de ne pas adapter un système construit dans le cadre d’une réalité historique, sociale et économique très différente de celle que nous vivons au XXIe siècle.Le chantier est évidemment vaste.
Dans une tribune parue dans le journal Le Monde, intitulée « Il faut absolument clarifier le statut des magistrats du parquet », des juges, des procureurs et des avocats, estiment que si l’on accordait aux procureurs une totale indépendance par rapport au pouvoir exécutif, nous mettrions fin à cette suspicion. Si nous partageons leur constat : « les prérogatives dont dispose constitutionnellement et légalement le pouvoir exécutif pour faire ou défaire la carrière des magistrats du parquet, en particulier des procureurs et procureurs généraux, jettent pourtant une suspicion permanente sur le traitement par le Ministère public des dossiers dits « sensibles », notamment politico-financiers », nous en tirons des conséquences différentes.
Si en effet, comme il est proposé dans cette tribune, les magistrats du Ministère public deviennent totalement indépendants du pouvoir politique, les procureurs généraux des Cours d’appel définiront la politique pénale menée dans chacun de leurs ressorts. Mais dans ce cas, au nom de qui, de quoi et de quelle légitimité ? Faudrait-il, par exemple, les élire comme cela se fait dans d’autres pays, en même temps que les députés ?
Nous proposons un système différent car la question de l’indépendance de la justice ne se limite pas au statut du Parquet. Il convient de réintroduire cette question dans celle plus générale des relations entre les pouvoirs, et plus spécialement entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire au sein d’une démocratie moderne. Car dans les textes, et c’est heureux, le ministre ne dispose d’aucun pouvoir sur les juridictions.
Nous avons aussi développé le sujet de l’autonomie budgétaire de la Justice, thème également placé au cœur de la question de l’indépendance. Mais nous voudrions ici expliquer en quelques mots comment fonctionne le système pénal et les pistes pour l’améliorer de façon substantielle. L’article 20 de la Constitution prévoit que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ».
Cette politique ne peut évidemment pas concerner les décisions des juges car ceux-ci n’exécutent bien sûr aucune politique. Rappelons ici les deux limites à l’exercice du « métier des juges » : d’une part, ils appliquent et interprètent la loi, d’autre part, ils se gardent bien de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaires sur les causes qui leur sont soumises.
Par ailleurs, l’article 64 de la Constitution prévoit que le Président de la République est garant de l’autorité judiciaire et non le Gouvernement. Il est aisé de le comprendre. La séparation des pouvoirs, c’est-à-dire l’équilibre entre eux, ne permet pas une quelconque subordination des juges au Gouvernement.Organe constitutionnel, l’autorité judiciaire ne possède donc aucun lien organique avec le Gouvernement. Mais alors comment le Gouvernement peut-il conduire la politique pénale de la Nation – comme il le fait en matière de travail, de commerce, de culture – s’il ne peut agir devant les juges ?
L’article 30 du code de procédure pénale répond à cette problématique. Il prévoit que le ministre de la Justice – qu’il serait judicieux de renommer « ministre des politiques publiques de Justice » – conduit la politique pénale déterminée par le Gouvernement en adressant aux magistrats du Ministère public des instructions générales, les instructions individuelles étant, à juste titre, d’ores et déjà interdites. C’est la raison pour laquelle les procureurs sont placés sous l’autorité du ministre de la Justice.
Nous proposons ainsi la création d’un Procureur de la Nation désigné par le Parlement – après audition des candidats – pour une période de sept ans non renouvelable. Ce procureur mettrait en œuvre la politique décidée chaque année par le Gouvernement après un débat et un vote au Parlement. La politique publique judiciaire deviendrait alors le fruit d’un vrai dialogue entre les représentants du pouvoir législatif et ceux de l’exécutif.
En pratique, quelle que soit la solution retenue, il existera toujours et nécessairement un lien organique entre les procureurs et le pouvoir exécutif. Dans ces conditions, si nous voulons lutter contre la suspicion d’absence d’indépendance de la Justice, il convient de séparer les juges du Siège et les magistrats du Parquet.
Aujourd’hui, les deux fonctions de juge et de procureur, toutes les deux exercées par des magistrats, sont confondues par les Français. Or, ces deux fonctions sont totalement différentes : des juges, d’un côté, qui rendent des sentences, et de l’autre, des procureurs qui, au nom de la société, dirigent les enquêtes et décident des poursuites. Les premiers ne dépendent hiérarchiquement de personnes et ne reçoivent donc pas de directives ; les seconds qui, même s’ils étaient indépendants, travaillent sous l’autorité, comme nous l’avons expliqué, du ministre de la Justice. C’est cette confusion – entretenue ? – qui crée évidemment le doute dans l’esprit des Français sur l’indépendance de la Justice française. Elle est renforcée par le fait que les juges et les procureurs sont formés dans la même école (l’ENM), et peuvent, au cours de leurs carrières, passer de l’un à l’autre des métiers. Les investisseurs étrangers et les autres pays nourrissent les mêmes doutes quant à cette indépendance, et cela n’est pas sans conséquence sur notre capacité d’influence internationale. Il devient essentiel et urgent de faire évoluer ce système afin de le rendre compatible avec les standards européens de justice, car le modèle français d’organisation judiciaire est devenu une exception dans le monde des démocraties modernes.
Dès lors, la mère des réformes consiste à séparer les juges et les procureurs.
Alexandre Malafaye
Président de Synopia