Installée depuis l’automne dernier, une commission d’enquête parlementaire cherche à « établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France ». Il s’agit notamment de comprendre comment, par qui et au nom de quoi la filière nucléaire française a été sabordée.
Le bref énoncé du sujet traité par cette commission d’enquête, à lui seul, en dit long sur ce nouveau désastre français. Il paraît en effet inconcevable qu’un pays membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, disposant de la dissuasion nucléaire et qui a érigé sa souveraineté et son indépendance en loi d’airain ait en conscience décidé de renoncer à ses attributs de puissance. Et pourtant, contre toute logique, une autre voie fut choisie, qui a eu pour effet d’entraver le développement de la France et de la placer sous multiples tutelles étrangères, et en même temps de brider son obligation morale de toujours tout faire pour assurer un maximum de prospérité et de sécurité à ses concitoyens.
S’il est donc dramatique pour la France de voir poser une telle question, il convient cependant de se « réjouir » du fait qu’elle puisse être formulée à ce haut niveau politique.
En effet, par-delà l’envie qui pourrait nous traverser l’esprit de rétablir quelques piloris (médiatiques, cela va de soi), nous devons prendre acte du bon fonctionnement des contre-pouvoirs du Parlement qui ici, s’exercent avec pertinence sur un sujet qui remet en cause tant de décisions et surtout de décideurs et stratèges politiques dont un grand nombre continue d’occuper le devant de la scène, souvent avec d’éminentes fonctions.
Avec une pointe de cynisme, nous pourrions nous demander si une telle commission aurait pu exister au cours de la mandature précédente, avec le traditionnel alignement majoritaire de l’Assemblée nationale et du gouvernement. Nous pourrions aussi regretter qu’il soit impossible à la commission d’auditionner le président de la République. Mais ainsi va la séparation des pouvoirs qui, avec la V° République, semble d’abord – et avant tout ? – profiter à ceux qui l’exercent. Un jour prochain, lorsque viendra le temps des grandes réparations institutionnelles, il sera nécessaire de remettre sur la table la question cruciale de l’équilibre des pouvoirs et des modalités de mise en action des indispensables leviers de contre-pouvoir au sein d’une démocratie qui se respecte. Car les déséquilibres actuels n’ont que trop duré et sont la cause de bien trop de dégâts au sein de notre « cher vieux pays ».
Mais avant même de moderniser nos institutions, ce qui peut hélas prendre encore beaucoup de temps en dépit de l’urgence, intéressons-nous aux questions de méthodes et tentons de tirer quelques leçons utiles de ce fiasco industriel pour notre avenir.
Deux principes auraient permis d’éviter de prendre aussi brutalement un tel virage stratégique aux conséquences si lourdes.
Le premier tient à la nature et à la pratique des relations entre la classe politique (les élus et les ministres) et les fonctionnaires (ainsi que les experts, dans une autre mesure). Pour l’expliquer, il n’y a pas de meilleure illustration que les rapports entre l’architecte et son commanditaire. Depuis l’Antiquité, aucun édifice n’aurait tenu debout si le maître d’ouvrage (le propriétaire, celui qui décide du chantier et le finance) s’était mêlé du travail du maître d’œuvre (l’architecte, celui qui connaît les techniques et les contraintes et pilote le chantier).
A chacun son métier, sa place, son rôle. L’élu tire sa légitimité des urnes, quel que soit son parcours préalable, le fonctionnaire de son côté (tout comme l’expert), assoit sa compétence sur sa formation, les concours qu’il a réussis et son expérience. L’onction du suffrage universel ne rendant pas omniscient, c’est bien à deux têtes qui confrontent projet politique et principes de réalités que doit se préparer la décision publique. En dernier ressort, bien sûr, le politique décide et le fonctionnaire obéit (où se retire s’il est en désaccord profond et en a le courage) et se charge de la mise en œuvre.
Or, en France, force est de constater que le sacro-saint principe qui doit régir les relations entre les élus et l’administration (article 28 du Code de déontologie des fonctionnaires) n’est pas respecté comme il se devrait : trop souvent, le devoir d’obéissance l’emporte sur le droit d’en remontrer. Trop souvent, le politique confond obéissance et soumission. Trop souvent, il décide sans avoir écouté et de surcroît, se mêle de la mise en œuvre, sans parler des changements de pied en cours de route et des placards dans lesquels sont recasés ceux qui, il en subsiste encore, tentent de contrarier ou infléchir la volonté du prince.
Dès lors, il arrive que la décision publique en ressorte fragilisée, en proie à toutes les inconséquences électorales, les influences les plus diverses, les incompétences inévitables et les idéologies du moment. C’est ce que révèle de façon flagrante cette commission d’enquête parlementaire.
Pour rétablir un mode de fonctionnement fécond, sain et qui soit au service de l’intérêt général et du temps long entre le pouvoir politique et notre administration, la balle est dans le camp des élus. Seuls ces derniers peuvent décider d’un changement de pratiques. À la lumière du fiasco nucléaire français et de bien d’autres échecs nationaux retentissants, il serait salutaire que ceux qui se présentent comme des « responsables » politiques y réfléchissent sérieusement.
Un deuxième principe utile mais très souvent négligé permet d’éclairer le projet politique en amont de la prise de décision : les études d’impact. À la fois par le calcul et le jeu des simulations, il s’agit de mesurer et d’imaginer les différents scénarios du possible une fois l’action engagée.
Dans le cas de la filière nucléaire, le recours de telles études aurait permis de bien identifier les risques réels et des menaces à échéance 10, 20 et 30 ans, dans plusieurs domaines clés, en particulier vis-à-vis de notre indépendance énergétique ou du prix de l’énergie qui, rappelons-le est supporté par le consommateur final. Si les Français avaient été informés voilà une quinzaine d’années de l’évolution du prix de l’énergie sous l’effet des décisions politiques de l’époque, il n’est pas certain qu’ils les aient soutenues.
De nos jours, de nombreuses études d’impact mériteraient d’être réalisées. Citons par exemple la fin du moteur thermique à horizon 2035, la production des batteries pour les voitures électriques, la fin des grands corps,
Gouverner, réformer et conduire le changement, ce n’est pas seulement décider au présent, c’est aussi imaginer le futur souhaitable, indiquer sa direction, expliquer le sens, baliser le chemin et être clair sur l’effet final recherché. En démocratie, il faut toujours chercher à emmener le peuple avec soi, et donc à fabriquer du consentement sans mentir, ni omettre, ni dissimuler. Sans quoi, c’est un avenir de déceptions, de désillusions et de résistances qui se construit. Le triste spectacle de la réforme des retraites en cours et de son rejet massif par les Français le confirme.
Alexandre Malafaye,
Président de Synopia