« Attention danger : il faut simultanément investir dans l’intelligence artificielle et dans l’École », par Fabrice Lorvo

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Récemment, le pouvoir exécutif s’est engagé à faire monter la France dans le train de l’intelligence artificielle (IA). Rappelons que l’IA peut être définie comme étant le fait de créer des processus cognitifs comparables à ceux de l’être humain. Elle permet d’obtenir des connaissances en analysant avec des algorithmes des quantités très importantes de données. De plus, le rapport Villani a préconisé que la France, avec l’Europe, se donne les moyens de devenir un des leaders mondiaux de l’IA. Pour cela, l’État français va donc consacrer 1,5 milliard d’euros de crédits publics sur l’ensemble du quinquennat pour développer « l’écosystème de l’IA ». Si l’on ne peut que se féliciter de ces engagements, ils laissent cependant un goût d’inachevé. En effet, une telle démarche ne sera utile que si, parallèlement, on investit des sommes équivalentes ou supérieures dans notre système éducatif.

Le progrès que l’IA va nous apporter, plus que tout autre phénomène numérique, est intrinsèquement ambivalent, c’est-à-dire qu’il amplifie à la fois des effets positifs comme des effets négatifs, et qu’il est difficile de tenter de corriger les effets négatifs sans impacter les effets positifs. Nous savons déjà que le développement de l’IA supposera un contrôle permanent pour s’assurer de la fiabilité et du caractère éthique des algorithmes. Cependant consacrer ses efforts sur les connaissances de l’IA est insuffisant si on ne s’occupe pas aussi, « en même temps », des destinataires de ces nouvelles connaissances. On attribue au général De Gaulle le jugement selon lequel les Français seraient des « veaux » en matière politique. Il ne faudrait pas qu’ils le deviennent non plus en matière numérique.

Le premier risque de l’IA, dans la décennie à venir, est de créer une fracture au sein de la société entre les citoyens ayant une intelligence conceptuelle développée et les autres. Même si ces outils seront offerts au plus grand nombre, tout le monde ne sera pas capable de pouvoir s’en servir. Développer l’IA sans investir de façon symétrique et massive dans l’Éducation nationale pour augmenter le niveau de formation des citoyens, c’est prendre le risque de créer aujourd’hui de nouvelles idoles numériques devant lesquelles, demain, le plus grand nombre n’aura qu’à se prosterner, faute de compréhension. Gardons-nous de ne pas laisser s’installer, dans les faits, une nouvelle forme d’apartheid intellectuel.

Le second risque de l’IA est relatif à la nature des connaissances qu’elle nous apportera. Il faut garder à l’esprit que les capacités de l’IA sont probablement infinies et que nous ne mesurons pas aujourd’hui les conséquences de ce qu’elle nous apprendra. En effet, l’IA permet d’accéder à un nouveau type de connaissances qui apparaît de prime abord lumineux mais qui, à moyen long terme, peut s’avérer dangereux pour notre forme sociale actuelle. Appliquée à la médecine, que ferons-nous lorsque l’IA nous démontrera que telle personne n’a finalement aucune chance d’être guérie ? Appliquée à la justice, que ferons-nous lorsque l’IA nous démontrera que tel délinquant ne pourra finalement jamais se réinsérer ? Allons-nous indexer le comportement de la société vis-à-vis des individus uniquement à l’aune de l’efficacité ? Et ce, quitte à renoncer, tout doucement, sans nous en rendre compte, aux valeurs ou aux acquis de la République française comme par exemple, la mutualisation ou la cohésion sociale ?

Que ce soit pour relativiser les connaissances que nous apportera l’IA (à supposer qu’elles soient exactes) ou pour lutter contre les fakes newsde notre monde numérique, seul l’esprit critique du citoyen constitue un antidote efficace et ledit esprit ne s’acquiert, jusqu’à plus ample informé, que sur les bancs de l’école. Même si on qualifie ce commentaire de sentimentaliste, il en est un autre qui devrait satisfaire les esprits pratiques.

En effet, le troisième risque que nous apportera l’IA, avec ses probables bienfaits, sera une perturbation profonde du marché de l’emploi, tel que nous le connaissons à ce jour. L’IA dans les prochaines décennies deviendra probablement le concurrent essentiel des enfants d’aujourd’hui lorsqu’ils arriveront sur le marché du travail. L’IA va donc rendre de fait obsolète toute une série de professions à faible valeur ajoutée. Si beaucoup d’emplois d’aujourd’hui sont appelés prochainement à disparaître, quels métiers vont exercer ceux qui seront bientôt les travailleurs de demain ? Le revenu universel a été, il y a peu, une réponse immédiate à cette question mais plutôt que de payer les gens à ne rien faire, ne serait-il pas préférable d’investir massivement dans l’éducation nationale pour élever le niveau d’éducation des futurs actifs, afin qu’ils puissent se réaliser dans les emplois à plus forte valeur ajoutés qui seront probablement créés par l’IA ?

Le progrès, pour qu’il tienne ses promesses doit être accompagné par une vision à long terme. Cessons de nous leurrer sur la satisfaction immédiate ou probable de nos besoins. L’évolution technologique n’est pas un dogme absolu et n’oublions pas la relativité du progrès, lequel peut apporter une amélioration immédiate et être porteur à plus long terme d’effets très néfastes sur les humains. L’amiante en est un exemple topique. Vanté au début du XIXesiècle pour ses vertus techniques, utilisé à outrance notamment pour la reconstruction d’après-guerre, il est apparu plus tard que les effets à long terme de ce type de minéral à texture fibreuse étaient létaux pour l’homme. Rien de tel pour avancer vers l’avenir que de conserver un œil sur notre histoire, notre passé. Le monde nouveau de l’IA que l’on nous promet ne sera un progrès pour notre société que s’il s’intègre à nos structures actuelles, pas s’il les balaye.

Dans ces conditions, on ne peut investir à long terme dans l’IA sans investir autant dans l’intelligence des citoyens de demain, et ce, en donnant dès à présent à l’École les moyens financiers qu’elle mérite. Soyons les leaders de l’IA, mais soyons aussi les leaders dans l’Éducation nationale. La révolution numérique n’a pas fini de modifier notre société en profondeur, mais de manière assez paradoxale. Comme toujours, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Autrement dit, ne perdons jamais de vue ce que disait Rabelais et qui n’a jamais été aussi vrai : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Cette conscience, il faut la prendre au niveau de la technique de l’IA et le rapport Villani engage une réflexion salutaire en ce sens. Pour être complète, elle devra concerner les futurs usagers de cette IA. Dès lors que ces nouveaux outils vont accompagner nos vies en permanence, il faut que notre pays, encore plus qu’hier, consacre les moyens financiers nécessaires à l’éducation de ses enfants pour que l’IA reste un outil au service de l’humanité et non l’inverse. À défaut, dans quelques décennies, notre société ne sera plus composée que de citoyens artificiels.

 

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