« Ces erreurs stratégiques commises par l’Etat dans son organisation » par Alexandre Malafaye

Retrouvez l’ article de Alexandre Malafaye, président de Synopia, publié dans Atlantico le 5 avril 2019 sur leur site internet.

Les progrès des techniques de gestion et de transmission de l’information (les TIC) ont des conséquences considérables sur le fonctionnement des organisations. Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de la révolution organisationnelle que ces outils vont provoquer.

Une des incidences des TIC dans les organisations est le fonctionnement de plus en plus horizontal, et de moins en moins vertical et hiérarchisé. La raison est simple et découle de la circulation instantanée de l’information.

Dans le fonctionnement pré-informatique, le chef avait besoin de relais pour faire passer ses ordres et pour connaitre en retour, par synthèses successives à chaque niveau, la réponse du terrain. La nécessité de ces relais conduisait à édifier une hiérarchie pyramidale, car il est impossible à un seul homme d’en encadrer correctement plus d’une dizaine. En pratique et à partir d’une certaine taille d’entreprise, la technique interdisait les organigrammes « en râteau », pour une raison simple : la dispersion de l’information descendante (les instructions) et la quantité de l’information montante (les difficultés rencontrées par les acteurs de base) était telle qu’elle aurait conduit à l’impossibilité pratique de prendre des décisions adaptées aux circonstances et à une thrombose du sommet.

La pyramide, qui comportait d’autant plus d’étages que l’organisation était importante, s’imposait alors comme une évidence. La seule exception, notable au demeurant, est celle de l’église catholique qui fonctionne depuis 2000 ans avec seulement trois niveaux hiérarchiques en dessous du pape. Mais cette organisation particulière repose sur des valeurs intangibles – le dogme – et une forte discipline – le droit canon.

Au contraire, dans une organisation irriguée par des réseaux qui véhiculent une information abondante et instantanée, la ligne hiérarchique devient beaucoup moins nécessaire. L’encadrement peut être plus léger, et sa fonction change : il lui faut définir les objectifs de la structure, être le garant des valeurs, organiser les équipes de façon à renforcer la créativité et la performance, et mettre en place l’émulation par la circulation et la capitalisation des bonnes pratiques. L’organigramme peut facilement devenir un râteau composé de cellules productives de base, dotées d’une grande autonomie, et coiffées par un état-major restreint composé d’organisateurs et d’experts-métiers. Ce schéma commence à s’imposer dans les entreprises émergentes et ce n’est pas le résultat d’une mode californienne, ni celui de l’irruption d’une génération qui serait rétive à la discipline. Il s’agit de la conséquence naturelle des nouvelles possibilités offertes aux membres de l’organisation de communiquer et de mettre en commun les informations.

Le numérique est en effet comme la langue d’Esope, il a pour caractéristique de permettre de situer le pouvoir de décision à peu près n’importe où dans la structure. Soit dans les organisations traditionnelles (ou dans les dictatures), l’utilisation des TIC permet de concentrer le pouvoir au sommet, ce qui conforte le pouvoir des dirigeants, tout en condamnant tous les autres membres à un suivisme passif ; soit au contraire, avec les mêmes outils, il permet une organisation des tâches et des responsabilités beaucoup plus déconcentrée et fluide, porteuse de responsabilisation et in fine de performance.

Dans ce cadre, l’orientation prise par l’Etat pour organiser ses services ne manque pas d’interroger. Tout se passe comme si l’Etat voulait organiser les services publics en renouant avec une organisation taylorienne et hiérarchisée, en espérant ainsi mieux la contrôler et augmenter sa performance. Deux exemples, parmi d’autres, illustrent ce virage qui s’apparente à un « retour vers le passé » de la gouvernance publique.

Le premier est la mise en place de la Loi d’Orientation pour les Lois de Finance (LOLF). Cette loi, votée en 2001, à l’unanimité de l’Assemblée nationale, vise à faire adopter le budget annuel, non pas par ministères, mais par « missions » de façon à en surveiller, grâce à une batterie « d’indicateurs », l’exécution et sa conformité aux prévisions initiales. Une « mission » est composée d’un objectif et de crédits censés permettre la réalisation de ces objectifs. Par exemple, pour la mission « logement », le budget confiera au gestionnaire une somme X de crédits pour réaliser Y logements dans l’année, et une batterie d’indicateurs renseignera les parlementaires, au fur et à mesure, sur l’exécution des objectifs. Nous voyons bien ce qu’une telle organisation peut comporter de rigidité et de centralisation, et peut induire de difficulté à s’adapter aux circonstances locales. En effet, très rapidement, les responsables des différentes missions, jugés sur l’atteinte de leurs objectifs, y sacrifient toute autre considération pour s’efforcer de parvenir, coûte que coûte à les réaliser. Le système bascule rapidement à l’organisation « en silos », dont la seule coordination s’effectue au sommet. Tout se passe comme si, dans une entreprise automobile, le responsable des moteurs était indépendant de celui des boites de vitesse et de celui des châssis. Il ne suffit pas de disposer des meilleurs composants pour faire une bonne voiture. De la même façon, avec la LOLF, on aura des logements, des routes, des hôpitaux, des tribunaux et des écoles, mais pas forcément aux bons endroits, ni avec les personnels pour les servir. En caricaturant, la LOLF organise le fonctionnement en silos qui était une caractéristique de l’administration soviétique et le fétichisme des chiffres propre au Gosplan.

Autre exemple, il a été décidé de passer des classiques 100 préfectures de plein exercice à seulement 13 préfectures dotées du pouvoir de décision. Ces décisions ont été prises en deux temps. D’abord, un lien hiérarchique a été institué entre les préfets de région et les préfets de départements, ce qui conduit à vider les préfectures de département de leur autonomie, à diminuer le nombre de décideurs véritables et à créer un nouvel étage de la hiérarchie. Ensuite, le passage de 22 à 13 régions a encore réduit le nombre de préfets décideurs.

En termes d’organisation, le bilan de ces évolutions (LOLF et montée en régime des préfectures de région) a donc abouti à retirer aux « cellules productives » de base leur autonomie, à réduire le nombre de véritables décideurs de terrain de 100 à 13, à rajouter un étage hiérarchique supplémentaire, et à renforcer le pilotage par le haut selon des logiques sectorielles dont l’harmonisation s’effectue au niveau central.

Il aurait été possible d’imaginer une autre forme d’organisation, plus fluide, et plus conforme aux possibilités actuelles. Cela aurait consisté à faire des 300 sous-préfectures des « cellules productives » dotées d’un fort pouvoir de décision en matière réglementaire et budgétaire (en ne conservant éventuellement les préfectures de régions que comme réservoir d’expertise de proximité), et de leur confier des budgets globalisés leur permettant d’adapter la politique du gouvernement aux circonstances locales. L’administration centrale, allégée, aurait eu dans ce schéma un rôle de définition des politiques, de circulation de l’information, de capitalisation des bonnes pratiques, et d’appui technique sous forme d’expertise-métiers. Le gouvernement aurait été, sous la surveillance du Parlement, en charge de porter les grands choix, de produire les arbitrages et de définir les enveloppes budgétaires à respecter.

Cette organisation « libérée » et « agile » aurait eu un autre mérite. Elle aurait mieux permis de passer du contrôle des moyens mis en œuvre à la fixation d’objectifs de résultats. Il est évident que depuis Paris, définir une politique consiste pour l’essentiel à accorder des moyens ou à donner des objectifs chiffrés portant sur des indicateurs internes. Difficile de faire mieux avec un tel système. Ainsi, une politique de santé au niveau national ne peut guère qu’affecter des sommes en grandes masses, mesurer l’évolution du nombre d’actes médicaux et contrôler la dépense a posteriori. Une politique nationale de sécurité définit le nombre de policiers, leurs moyens d’intervention et se dit satisfaite lorsqu’elle a permis d’accroitre le nombre d’interventions et celui des interpellations de malfaiteurs.

Au contraire, une action publique conduite au plus près du terrain pourra se fixer des objectifs de résultats (et pas seulement des objectifs internes de moyens mis en œuvre, qui ne sont que des modalités d’atteinte des résultats). Ainsi, une action publique de santé menée localement, et en coordination avec les autres leviers de l’action publique, pourra rechercher l’amélioration de l’état sanitaire de la population en jouant sur différents registres – de la pratique sportive, de l’alimentation, de la prévention, et de l’organisation des soins.
Une action de sécurité de terrain pourra davantage rechercher l’amélioration pérenne de la tranquillité publique, par exemple en travaillant avec la population, en menant des actions de prévention de la délinquance, en conjuguant les efforts des différents professionnels au contact des populations à risque, en faisant mieux circuler les renseignements.

Cette erreur stratégique dans l’organisation de l’Etat révèle deux réalités sous-jacentes.

La première est l’incapacité des grandes structures à regarder en arrière, à se projeter dans l’avenir et à en tirer toutes les conséquences dans leur propre organisation. Paralysées par le poids des places acquises et des intérêts particuliers, elles sont toujours en retard d’une guerre, l’Histoire l’ayant hélas souvent démontré. L’armée française a fait en 1914 la guerre de 1870, et en 1940 la guerre de 1918 ; les Américains ont fait au Vietnam la guerre du Débarquement, et les Russes ont fait en Afghanistan la grande guerre patriotique de 1943-1944.

La seconde est la difficulté pour les hommes politiques de changer de rôle et de troquer l’exercice des décisions de détail (c’est facile et flatteur, mais un peu vain), pour la responsabilité de tracer le chemin d’un avenir souhaitable (tâche ingrate car sans effet visible à court terme pour celui qui l’assume, mais cruciale et exaltante).

Au fond, le mouvement des gilets jaunes, ainsi que les premiers exercices du « Grand Débat » expriment, parfois avec maladresse, l’attente d’une autre façon de gouverner et d’administrer le pays. Ils disent le souhait d’avoir des services publics meilleurs (la demande de services publics est omniprésente sur les ronds points des gilets jaunes et dans les gymnases du grand débat) et, « en même temps », le souhait de payer moins d’impôts. Ces deux injonctions de bon sens ne sont contradictoires qu’en apparence, par facilité. En réalité, elles appellent des réformes de fond sur l’organisation des pouvoirs publics « pour faire mieux et moins cher ». Si le mouvement actuel permettait cette remarquable avancée, nous pourrions mettre ce grand succès au crédit de l’intelligence collective de la Nation.

 

 

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