« La stratégie ? Une affaire de conscience, non de science », par le Général Vincent Desportes

Retrouvez l’article du général Vincent Desportes, membre de Synopia, sur le site d’Atlantico, publié le 30 avril 2020.

La stratégie est trop complexe pour se laisser dominer par une quelconque formule simple ». Général André Beaufre

Chacun, se débattant pour survivre au cœur de la crise terrible que nous traversons, cherche des exutoires. Les épidémiologistes autoproclamés, que l’on compte désormais en France par millions, sont sûrs de « la » solution, et, plus savants que les savants grâce à la science universelle que leur confère Wikipédia, l’assènent à longueur de twitts et de blogs. D’autres, selon la vieille loi millénaire, recherchent, pour les décharger de leurs propres fautes, le bouc émissaire, le coupable offert à la vindicte populaire prompte à rendre jugement. Nous les comprenons : ils ont un maître à l’étincelante chevelure qui pérore à la Maison Blanche !
Je vous propose une autre voie, celle de la raison et de la modestie, qui devrait, avant la décision et la parole, animer l’honnête homme. Cette attitude, empreinte de recul, de sagesse mais aussi de volonté, doit imprégner la pensée et son exégèse. Elle confère au responsable une perception stratégique des circonstances et des événements, lui donne la capacité à accepter l’imperfection de ses décisions mais le courage de les prendre, l’aptitude à construire, dans l’incertitude, le chemin du futur. Elle permet au critique d’être constructif. Trop ignorée aujourd’hui, c’est pourtant elle qui nous permettra de sortir grandis et plus forts, ensemble, de cette crise.
Penser en stratège
Au responsable politique, d’abord, d’abandonner le court terme tactique, auquel il est trop soumis, pour la stratégie qui voit loin. Ce n’est pas si simple, les deux exercices intellectuels faisant appel à des raisonnements et des qualités dissemblables, voire opposées. Contrairement au tacticien au savoir positif, le stratège compose avec l’instabilité d’une réalité stratégique en constant devenir. Au réflexe, il substitue la réflexion. Il s’habitue à l’imperfection de la connaissance comme de la décision, laquelle n’atteint jamais la pure rationalité chère aux cœurs du tacticien et du technicien.
Pour le stratège, la logique dominante n’est pas la causalité linéaire ou circulaire qui lie inexorablement actes et effets, mais la causalité récursive qui ne peut vraiment distinguer la cause et la conséquence, les deux s’entremêlant inextricablement. « Penser dialectiquement et penser stratégiquement, c’est même chose » confirme le philosophe Guy Debord, mais tous les esprits ne sont pas aptes au raisonnement dialectique ! Le raisonnement stratégique, forcément laborieux et subjectif, n’offrira jamais au décideur ni aux citoyens cette solution triviale, simple et unique qui mettrait l’esprit en repos et calmerait la critique : il ne sait produire, au mieux, qu’un compromis optimal, toujours discutable … et discuté, comme l’est aujourd’hui à longueur de bulletin d’information toute décision gouvernementale.
La stratégie ne peut prétendre à la vérité
Le stratège français a cette difficulté de devoir se départir de l’évidence cartésienne stipulant qu’il existe « une » vérité. Une telle conception le met en danger : la posture stratégique exige au contraire de comprendre, avec Kant, ce que la raison peut et ce qu’elle ne peut pas. Et ce qu’elle ne peut pas, c’est établir « la » vérité … parce que, en stratégie du moins, il n’existe que « des » vérités, mais toutes partielles, relatives et temporaires. Car chaque vérité stratégique est liée à un contexte, à un moment, à un jugement.
Vérités partielles d’abord. Le regard humain – même augmenté de Wikipédia ! – ne peut ausculter qu’une partie des innombrables variables de l’univers stratégique : il est trop vaste et le temps disponible jamais suffisant pour collecter toutes les informations et scruter toutes les hypothèses. D’ailleurs, comme nous le dit Clausewitz, le « brouillard » – d’épaisseur variable mais toujours étendu sur la connaissance–ne permet qu’une perception floue des éléments indispensables à une parfaite compréhension. Il est ainsi encore bien épais aujourd’hui sur ce sacré virus dont chaque jour livre un nouvel aspect!
Vérités relatives ensuite, pour deux raisons essentielles. La première tient à la temporalité. L’appréciation que le stratège fait des circonstances est naturellement liée à celles-ci dont la nature même est d’être volatile. Sur le plateau stratégique que l’interconnexion du monde et l’instantanéité des échanges a aujourd’hui rendu mondial de Wuhan à Paris, Madrid ou Washington, il y a tant de pièces en mouvement au même instant qu’il est impossible de saisir l’intégralité de leurs interactions, présentes et futures. La vérité perçue par le décideur ne peut être donc qu’une vérité du moment qui dépend aussi de son propre état psychologique et physique. D’ailleurs, n’étant pas un expérimentateur de laboratoire mais un praticien ancré au sol, le politique-stratège ne peut être étranger à lui-même. Il fait partie intégrante de son raisonnement, lequel l’impactera inéluctablement : il est autant objet que sujet de sa stratégie. Voilà qui insère un biais incontournable dans son jugement. Impossible de séparer la vérité stratégique, donc la stratégie, du stratège : les vérités stratégiques sont non seulement partielles … mais elles sont aussi inévitablement partiales ! La vérité du virologue, n’est pas celle de l’économiste, pas plus qu’elle ne peut être celle de l’homme politique.
Ce constat conduit à la deuxième cause de la relativité des vérités stratégiques. Le regard que le stratège porte sur le monde ne peut-être qu’un regard biaisé : voir le monde, c’est toujours le voir d’un certain point de vue, il ne peut être compris « objectivement ». L’observation ne peut être séparée de l’observateur ! Pour paraphraser Kant, le stratège n’a accès qu’aux phénomènes, ce qui est connaissable par son esprit, et non à leurs noumènes, le réel en lui-même tel qu’il est absolument. C’est un certain regard qui voit le monde, et il n’en est pas de semblable, parce qu’il est façonné par une histoire personnelle – expériences, formations, influences -, une culture, une ambition. La réalité est un construit intellectuel, inéluctablement forgé d’interprétations : une stratégie peut être fausse, mais elle n’est jamais intrinsèquement vraie. Le regard du décideur est ainsi naturellement subjectif et circonstanciel. Au stratège d’avoir suffisamment de recul et de discernement pour ne se laisser aveugler ni par lui-même ni par de fausses vérités trop aveuglantes et communément admises.
Vérités temporaires enfin, puisque les circonstances stratégiques sont en constante évolution. Ce qui a pu être vrai à un moment peut fort bien s’avérer faux à l’autre : le stratège peut avoir des certitudes temporaires, pas de certitudes absolues. S’il existe autant de vérités que d’individus, il en est également autant que d’instants qui se succèdent. Dans cette crise sanitaire du COVID 19 qui se dévoile un peu plus chaque jour, le savoir du lendemain est différent de celui de la veille, ce qui ne veut pas dire que la décision de la veille était mauvaise : elle était simplement fondée sur l’état des connaissances du moment, n’en déplaise aux héros du pronostic rétrospectif. Ainsi en est-il, de manière caricaturale, de la décision de maintenir le premier tour des élections municipales : résultat d’un arbitrage entre des impératifs contraires et des tensions violentes, raisonnable suivant les avis scientifiques, elle est annoncée le 12 mars par le Président de la République. Il est clair que la décision n’aurait pas été la même quatre jours plus tard, le 16 mars marqué, à l’inverse, par l’annonce du confinement.
D’ailleurs, le stratège sait que les conséquences d’une décision dépendent du recul pris pour en juger. Jamais, en effet, l’espace stratégique ne se fige puisque les logiques d’interactions dynamiques se poursuivent indéfiniment : la stratégie ne peut se juger qu’ex post… mais ses effets ne s’arrêtent jamais et tout aboutissement porte, dans son succès, les germes de problèmes nouveaux ! Edgar Morin le constate dans Le Monde (19.04.20) : « Nous ne savons pas quelles seront les suites politiques, économiques, nationales et planétaires des restrictions apportées par les confinements. Nous ne savons pas si nous devons en attendre du pire, du meilleur, un mélange des deux : nous allons vers de nouvelles incertitudes. » Car il n’est pas de fin de partie en stratégie… Alors qu’on lui demandait son avis sur les conséquences de la Révolution française, le premier ministre de Mao, Zhou Enlai, répondait : « Il est trop tôt pour le dire ».
Admettre le caractère « limité » de sa rationalité
Puisqu’il n’y a ni connaissance parfaite, ni vérité stratégique, il ne peut exister de décision stratégique ou d’avis parfaitement rationnel s’appuyant sur un raisonnement certain. Cela vaut pour le décideur comme pour son critique. La pensée stratégique est soumise au principe de « rationalité limitée ». Le décideur stratégique ne dispose jamais d’une information parfaite ni des délais suffisants pour saisir tous les éléments qui assureraient la rationalité de sa décision : il doit se contenter de « l’approximation la plus satisfaisante de la vérité », selon la belle expression de Basil Liddell Hart.
Jamais, il n’a ni le loisir d’étudier tous les plans imaginables, ni celui d’examiner tous les rebonds – le plus souvent aléatoires – d’une possible décision. C’est donc par défaut qu’il prend finalement cette dernière. La rationalité du stratège est bien « limitée » et sa seule raison insuffisante pour la prise de décision : il est contraint de faire confiance, comme Pascal, à l’intelligence du cœur. In fine, toute décision stratégique est intuitive, liée à un instant, des circonstances particulières et une certaine personnalité ; elle est forcément contingente et imparfaite, intuitive, relevant du pari : c’est la nature même de la décision stratégique, politique en particulier. Bien sûr, la rationalité est indispensable pour réduire la part d’intuition, l’encadrer de toutes les certitudes possibles, puis mettre en œuvre la décision. Mais celle-ci ne peut être qu’intuitive, donc fondée sur des convictions. Ainsi, pas de décideur stratégique sans convictions … donc sans expériences, essais et erreurs. Le stratège est condamné à prendre des risques puisque aucune stratégie n’a de garantie de fonctionnement idéal. Comme le risque est inséparable de la stratégie, celle-ci exige le courage.Comme tout stratège, l’homme d’Etat ne décide pas en science, mais en conscience.
Toujours « douter », mais n’hésiter jamais
Pour être stratège, le décideur politique comme son critique doit accepter les spécificités de la prise de décision stratégique, donc les contraintes de cette « rationalité limitée » qui font de toute décision un pari fondé sur des hypothèses : la « certitude stratégique » est un oxymore ! Pourtant, il faut décider. Sinon, c’est se condamner à la submersion par la vague déjà en préparation. Stagner, c’est se résoudre à disparaître, happé par l’accélération de l’évolution.
Décider parce qu’il le faut, mais en restant lucide sur la capacité humaine à faire les meilleurs choix. Le stratège doit « douter » toujours, au sens cartésien du terme, parce qu’il sait, depuis Aristote, que « le doute est le commencement de la sagesse ». Contrairement au tacticien concentré sur la recherche de « la » bonne réponse, il sait que la stratégie est l’art du questionnement.
Ainsi, comme la science, la pensée stratégique ne peut progresser que par doute méthodologique, raisonnement, expérience, observation et intuition. Pascal dirait qu’elle est le fait « de l’homme supérieur, capable tout à la fois de penser une chose et son contraire. » En recul volontaire par rapport à la décision prise, dont il sait qu’elle est le fruit contingent de l’instant et des circonstances, cet « homme supérieur » l’observe sans en être prisonnier, conservant à chaque instant le courage intellectuel de la remise en cause. Pour parler philosophie, il oppose aux dogmatiques et idéologues son scepticisme constructif, celui qui, ne tenant rien pour vrai ou pour faux, réexamine sans cesse les prémisses de son raisonnement. Pour parler mathématiques, il sait qu’une décision est une variable discontinue qui traite d’un problème continu – l’évolution de l’univers stratégique … et de la pandémie – et que, inexorablement, l’inadaptation d’une décision à cet univers ne peut aller que croissant.
Ainsi, le stratège « doute », esprit et sens aux aguets, mais il « croit » tout autant, donc il n’hésite pas. Pas de stratège qui n’ait foi en lui-même, en sa légitimité à conduire son entité stratégique, en la fiabilité de son intuition. L’injonction faite au stratège est la même quel que soit le champ d’action, c’est celle du volontarisme stratégique : « Doutez toujours, n’hésitez jamais ».
Vouloir, toujours vouloir … mais adapter
« N’hésitez jamais » : la décision prise, c’est à la foi de soutenir la progression vers l’ambition. Sans cette foi en lui-même, impossible de dépasser les obstacles du chemin. Le stratège sait qu’une bataille perdue ne signe pas la fin de son rêve, car on ne peut les gagner toutes : ce qui compte, c’est que les batailles gagnées façonnent suffisamment l’espace stratégique pour permettre la réalisation de l’ambition.
Mais quand sera-t-il nécessaire de modifier la décision pour l’adapter au réel tel qu’il s’est développé, c’est-à-dire régler la dialectique permanente entre la persistance et l’adaptation ? C’est une affaire d’écoute, de discernement, d’arbitrage et l’un des défis majeurs posés au stratège qui n’ignore pas que seul le changement permet la pérennité. Comme le dit, dans Le Guépard, le Tancrède de Lampedusa: « il faut que tout change pour que rien ne change ».
Vouloir, décider … mais adapter. Le stratège doit poursuivre le but « sans se laisser égarer par les vicissitudes des événements », mais admettre que « jamais il ne pourra déterminer avec certitude et bien en avance les voies pour l’atteindre », prévient le général von Moltke. Autant dire que, à l’opposé d’un plan préconçu, irrémédiablement figé, la stratégie est ébauche de chemin, puis construction et adaptation permanente. Le plan n’est pas la stratégie : il n’en est qu’une esquisse indispensable mais provisoire, suffisamment souple pour se plier en continu aux fluctuations de son univers : il n’y a pas de stratégie en dehors des circonstances et nul ne peut s’étonner que le credo libéral d’hier laisse place aujourd’hui à des visions nouvelles !
Car, par nature, le plan est élaboré de manière contingente et circonstancielle à partir d’une connaissance ponctuelle et imparfaite d’un environnement changeant. Par conséquent, établir un plan rigide élaboré à l’avance et s’y tenir à tout prix relèverait de l’absurdité stratégique. Dès que le plan percute la réalité, le territoire de l’action n’a plus rien à voir avec la carte de la conception ; la stratégie se développe alors sur un terrain mouvant, mobile, vivant, réactif. Faire de la stratégie, c’est donc aussi la piloter pour l’adapter car elle est, par nature, en chantier permanent. Il faut pouvoir indéfiniment la retoucher pour la faire « coller » au réel tel qu’il se découvre.
Pas de stratège donc qui ne soit conscient de l’absolue nécessité de créer les conditions de l’adaptation en continu des voies et moyens. Au stratège de mettre en place un système permanent de pilotage propre à guider, du plus haut, l’adaptation du plan, à lui d’organiser le couplage entre le stratégique et l’opérationnel afin de permettre leur coévolution.

Voilà ce que peut être l’attitude stratégique, celle qui, en ces temps difficiles doit imprégner nos plus hauts responsables, ceux qui les conseillent … et ceux qui les critiquent. Car l’art est difficile. Il l’est d’autant plus qu’aucune décision aujourd’hui n’est triviale, aucune ne peut relever d’une vérité puisque, en stratégie, il n’en est pas. Toute décision stratégique reste fondée sur des hypothèses, consolidées au mieux du savoir et de la rationalité, mais elle ne peut être qu’un pari – n’en déplaise à ses contempteurs.
Tout décision relève de l’arbitrage, pris « en conscience », et donc toujours discutable. Que les conseillers et les exégètes n’oublient pas que, sous l’orage et sur piste glissante, leur situation est plus confortable sur la banquette arrière que sur le siège du conducteur.

Général Vincent Desportes,
Membre de Synopia
Ancien directeur de l’Ecole de Guerre
Professeur des universités associé à Sciences Po Paris

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