«Le déclin démographique de la France est-il forcément synonyme de déclin économique ?», par Joséphine Staron & Laurent Chalard

Retrouvez la tribune co-écrite par Joséphine Staron, directrice des études et des RI de Synopia, et Laurent Chalard, géographe et chercheur de l’European Centre for International Affairs, publiée le 17 janvier 2023 dans Le Figaro Vox.

Les chiffre de l’Insee, publiés le 17 janvier, révèlent une baisse historique des naissances en France. Pour le géographe et la philosophe, cet hiver démographique reste compatible avec une ambition de puissance, à condition de s’en donner les moyens.

Alors que l’Insee a annoncé le mardi 17 janvier une chute des naissances en France en 2022, «l’angoisse démographique» que traverse l’Europe, que ce soit à travers la dénatalité, l’immigration clandestine ou la montée du multiculturalisme, conduit à une forme de fatalisme. Parmi la population, elle constitue, avec le réchauffement climatique, la grande peur du XXIe siècle, comme en témoigne la diffusion de la théorie complotiste du «grand remplacement». Parallèlement, au niveau des élites dirigeantes de l’Union européenne, le recul démographique est perçu comme un facteur de déclin inéluctable de son poids géopolitique, économique et commercial à l’international.

Mais existe-t-il une causalité systématique entre les deux processus, d’un côté un déclin démographique, et de l’autre un recul de la puissance ? En effet, si cette angoisse démographique repose sur des données incontestables, il existe des possibilités d’adaptation permettant de limiter, voire de contrecarrer, cette perte de puissance qui paraît inscrite dans la pyramide des âges.

Attachons-nous donc dans un premier temps à l’analyse des faits. Le recul démographique de l’Europe dans le monde est structurel depuis le siècle dernier, apparaissant considérable en valeur relative. Dans ce cadre, deux indicateurs permettent de mesurer son ampleur : la population totale et les naissances. Concernant la première, si l’Union Européenne à 27 représentait environ 15,9 % de la population de la planète en 1900, elle ne compte plus désormais que pour 5,7 % du total en 2020, soit une diminution de sa part de près des deux-tiers ! L’utilisation du second indicateur vient renforcer ce constat : les naissances dans l’Union Européenne ne représentent plus que 3,0 % du total mondial en 2020 contre 6,5 % en 1960. Il s’ensuit que l’ampleur du bouleversement est majeure et le sera encore plus dans le futur, étant donné le très faible volume de naissances actuel.

En conséquence, il est légitime de s’interroger sur l’impact négatif de ce qu’il convient d’appeler un «rétrécissement démographique» sur le poids géopolitique de l’UE dans le futur. En effet, en démographie politique, il existe une «loi du nombre» qui fait, qu’en théorie, moins d’habitants au sein d’un État conduit à un recul de la puissance à niveau de développement à peu près équivalent. Par exemple, au XIXe siècle, les différences de dynamique démographique entre la France et l’Allemagne étaient significatives : quand la première, historiquement très peuplée, voyait sa population faiblement augmenter, du fait d’une baisse de la fécondité plus précoce que partout ailleurs dans le monde, la seconde était, au contraire, en plein boom.

Ces différences démographiques ont eu des répercussions économiques, l’industrie allemande dépassant l’industrie française au cours de la seconde moitié du siècle, mais aussi dans le champ militaire, la Prusse l’emportant seule en 1870 alors qu’il avait fallu l’Europe entière coalisée pour arriver au même résultat en 1814-15. La dénatalité a donc été perçue très tôt comme un problème en France, mise en avant par les démographes Arsène Dumont, qui publie Dépopulation et civilisation en 1890, et Jacques Bertillon, auteur d’un ouvrage Le problème de la dépopulation en 1897, ou encore par le sénateur de la Gauche Démocratique, Edme Piot, qui fait paraître La question de la dépopulation en France en 1900.

La tentation du syllogisme survient alors : puisque l’histoire a montré que le déclin démographique d’un État conduisait au recul de sa puissance ; et puisque le premier est aujourd’hui un fait avéré pour l’UE ; dès lors, le reflux de la puissance européenne est inévitable. Et pourtant, il existe des raisons d’espérer en dehors de cette loi de la nature, d’autant que des exemples actuels nous démontrent justement qu’elle n’est pas sans faille. La Suisse et Israël, petits États comptant moins de 10 millions d’habitants, ou l’Arabie saoudite, certes peuplée de près de 35 millions de personnes mais bien moins que la France ou l’Allemagne, nous montrent que la puissance ne réside pas toujours et uniquement dans le nombre. Ces trois pays exercent un rôle planétaire majeur (économique, commercial, technologique et géopolitique) en dépit de leur faible population.

Alors quels sont donc les critères de la puissance ? De nombreuses thèses et ouvrages remarquables ont été écrits sur ce sujet. Nous n’en retiendrons que quelques-uns ici : la richesse du territoire (l’existence de matières premières, de terres agricoles fertiles, la proximité géographique des principaux axes commerciaux, notamment maritimes, etc.) ; l’importance du tissu industriel et entrepreneurial ; une politique commerciale avantageuse et attractive ; un ratio positif entre les actifs et les non-actifs dans la société ; l’investissement dans un ou plusieurs secteurs économiques majeurs ; ou encore l’étendue des capacités militaires et technologiques.

Aucun État ne dispose, seul, de l’ensemble de ces caractéristiques de la puissance, même si certains en détiennent davantage que d’autres, comme les États-Unis ou la Chine. Il est donc courant de parler de pôles régionaux. Et l’Union européenne en est un, et pas des moindres, étant la première puissance commerciale du monde. L’Euro lui confère un pouvoir économique et monétaire certain, et la place en position de concurrencer d’autres monnaies fortes (Dollar, Livre Sterling, Yuan).

Même si les normes américaines inondent les institutions internationales, l’Union européenne est aussi une puissance normative. «L’effet Bruxelles», comme on l’appelle, correspond à la capacité de l’UE de réglementer les marchés mondiaux à travers sa production de normes, sa politique de concurrence, sa politique environnementale aussi, comme en témoignent l’instauration récente de la taxe carbone aux frontières ou encore les clauses miroir dans les accords commerciaux, sans oublier les réglementations en matière de protection des données qui s’imposent désormais aux géants du numérique, même américains.

Mais la puissance des Européens se trouve limitée par plusieurs facteurs : des divergences internes qui persistent ; une concurrence de plus en plus forte de la part de ses partenaires commerciaux qui ne respectent plus les règles de la libre concurrence et pratiquent ouvertement des politiques protectionnistes (États-Unis, Chine) ; des industries et des innovations technologiques freinées par le manque d’investissement ; et un vieillissement accentué de la population dont les conséquences majeures sont l’augmentation des dépenses sociales (forte proportion de personnes âgées), couplée à la baisse des contributions directes (moins de personnes actives).

Alors comment compenser, dans un temps relativement court, ce déclin démographique ? L’Europe doit compter sur ses atouts : renforcer sa puissance économique et commerciale, avec l’instauration d’un principe de préférence européenne dans les échanges commerciaux, et miser sur une main-d’œuvre ultra-qualifiée et des technologies de pointe, notamment dans le domaine de la transition écologique dont l’UE a fait son cheval de bataille pour les trente prochaines années. Dans ce cadre, intensifier la solidarité européenne dans tous les domaines où c’est possible constitue l’unique remède à la perte de puissance qui attend les Européens. Aucun État seul, pas même l’Allemagne, ne peut prétendre rivaliser avec les autres grandes puissances. Le fameux adage «l’union fait la force» n’a jamais été aussi pertinent.

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