« Le défi du partage de la valeur », par Fabrice Lorvo

Retrouvez la tribune de Fabrice Lorvo sur le site des Echos.

Le mouvement des gilets jaunes dépasse le stade du soubresaut conjoncturel et illustre un dysfonctionnement plus structurel. Après l’émotion qui a été forte, puisqu’on a entraperçu la possible chute de la République, le temps de la réflexion doit venir.

La société est remise en question par nombre de ceux qui la composent, il faut réagir. Ce cri, terrible, qui a été poussé lors de ces manifestations, il faut en comprendre les racines et y répondre.

Ce mouvement populaire illustre le refus d’une évolution dont on n’avait pas mesuré les conséquences. La révolution numérique que nous vivions depuis plusieurs années, et qui nous fait rêver par la facilité qu’elle nous apporte, est source de richesse pour certains, mais nous nous rendons compte aujourd’hui que la majorité des autres n’en recueille qu’appauvrissement et exclusion. Un peu à l’image du jour qui se lève en faisant fuir l’obscurité, et qui laisse apparaître, face au pilote de l’avion, une montagne infranchissable, la révolution numérique nous confronte au problème fondamental du partage de la valeur.

La révolution numérique est une réalité, mais elle porte fort mal son nom. Dans notre inconscient populaire, une révolution consiste à remplacer le dirigeant d’un palais par un autre. Tel n’a pas été le cas, car la révolution numérique a créé une nouvelle société. Là encore, implicitement, lorsqu’on parle de société nouvelle, on pense à la transformation d’une société ancienne vers une société nouvelle. Cela ne s’est pas passé ainsi. Elle n’a pas modifié la société, elle s’est contentée de créer un clone virtuel. Ce clone qui fonctionne en parallèle s’est greffé sur notre société traditionnelle pour en ponctionner uniquement le flux financier, c’est-à-dire l’argent. Notre vieux monde qui se vide de sa substance continue à supporter les charges, mais les profits d’hier sont captés par le nouveau monde.

En détournant les rivières, on finit par assécher la mer. Regardons la mer d’Aral dont il ne reste que trois lacs du fait du détournement des deux fleuves qui l’alimentaient, pour produire du coton en masse. Par analogie, le détournement du flux financier traditionnel de l’ancien monde en faveur du circuit numérique produit les mêmes conséquences, les provinces commencent doucement, silencieusement à s’assécher, faute d’emplois, faute de services, et devant cette réduction de la richesse des habitants, seules les grandes surfaces résistent, car les petits magasins sont hors de prix et disparaissent. Il faut donc pouvoir se déplacer, ce qui rend la voiture indispensable. Alors quand on touche au prix des carburants…

La révolution numérique a profondément modifié notre ancien monde en créant un nouveau type de valeur (la data) et en centralisant la relation client sur une plate-forme. Cette relation directe avec le consommateur rend l’intermédiaire superflu. Les économies qui sont faites immédiatement enchantent le consommateur, mais devraient aussi affoler le salarié qui y voit désormais la disparition progressive de son utilité sociale. Ce qui est paradoxal, c’est que le consommateur et le salarié ne sont généralement qu’un !

La facilité apportée par le numérique que l’on pensait appliquer uniformément dans le pays n’est qu’un mirage adapté uniquement pour de grandes métropoles. Ce modèle apporte notamment en province à la fois un désenclavement puisque tous les services sont accessibles, mais en même temps, il a un effet dévastateur puisqu’il fait disparaître progressivement, du fait de la désintermédiation, toutes les infrastructures locales.

Cela a deux conséquences. Le nouveau monde numérique prospère outrageusement face à l’ancien monde qui meurt doucement, comme la bête blessée qui s’épuise du fait d’une hémorragie. La richesse se fait plus rare dans l’ancien monde notamment du fait de la désindustrialisation. Ce faisant, il faut réinventer les règles de partage qui datent du temps de la prospérité perdue. De plus, la nouvelle captation de la valeur par les GAFAM rend insupportable la franchise fiscale qu’une absence de législation ou de volonté européenne autorise. Il faut donc redéfinir le partage de la valeur d’une part au sein des entreprises et d’autre part, entre notre société et les GAFAM.

1/ Nous devons redéfinir le partage de la valeur au sein des entreprises

Le modèle social du vieux monde n’apportant plus la prospérité d’antan, les pratiques passées de répartition de la valeur (privilégiant la rémunération du capital au détriment du travail) ou les pratiques nouvelles imposées par la crise économique (invitant les salariés à faire des sacrifices importants sans jamais participer aux bénéfices au-delà du symbolique) deviennent socialement insupportables.

D’après un sondage IFOP pour Synopia (avril 2018), pour 83 % des Français, le partage de la richesse dans les entreprises n’est pas équitable.

Il faut agir en redéfinissant lors d’une réflexion nationale (pour « retisser l’unité nationale ») mêlant les corps intermédiaires et la société civile, la manière dont le partage de la valeur doit être opéré entre les entreprises et ses « partenaires économiques » (qui vont des salariés et des fournisseurs jusqu’aux clients).

La tâche sera rude, mais nous ne pouvons plus nous y soustraire. Il faut réinventer un modèle basé sur la flexibilité réciproque, où seront équitablement partagés les sacrifices comme les récompenses.

2/ Nous devons aussi redéfinir le partage de la valeur entre notre pays et les GAFA

Certes, la révolution numérique apporte une nouvelle richesse à certains (notamment les GAFA), mais en même temps, elle entraîne l’appauvrissement et l’exclusion de beaucoup d’autres.

Les premiers à en souffrir sont les citoyens de l’ancien monde. Il est paradoxal de les voir, à la faveur des gilets jaunes, exiger de l’État qu’il cesse de prélever des impôts dès lors qu’ils n’ont plus les moyens de les payer et qu’ils ne bénéficient plus d’une redistribution sociale. Il conviendrait plutôt de s’interroger sur les raisons de cette situation. Si les impôts augmentent et que les prestations sociales diminuent, c’est que l’État n’a plus d’argent. Pourquoi ? Parce que l’État continue à supporter les charges communes (celle du service public), mais il voit ses ressources diminuer drastiquement.

Le « business » disparait progressivement du vieux monde (baisse des recettes) en faveur du nouveau. Or, la révolution numérique ayant rendu obsolètes le concept de frontière et la régulation par les états, les GAFAM profitent des consommateurs sur le marché français sans y payer leurs impôts, car les lois notamment fiscales n’ont pas été conçues pour des prestations numériques essentiellement immatérielles.

Ce serait bien évidemment à l’État d’y remédier, mais là encore, les GAFA n’étant pas basés dans l’Union européenne ignorent les États et ne reconnaissent que les consommateurs. De plus, une réglementation ne pourrait être qu’européenne et les GAFA se jouent de l’absence de position commune des membres de l’UE.

Si les GAFA n’ont pas la sagesse d’anticiper elles-mêmes qu’elles vont prochainement se retrouver sur une montagne d’or entourée d’un champ de ruines, nous devons leur enseigner que le développement durable s’applique aussi vis-à-vis de leurs consommateurs, car les citoyens deviennent une espèce en voie de disparition qu’il convient urgemment de protéger.

Dans ces conditions, ne conviendrait-il pas que chaque internaute adresse un « message jaune » aux GAFA en leur demandant de jouer le jeu et de payer leurs impôts à taux plein (et pas une obole) dans le pays dans lequel ils exercent leur activité ?

Cet argent ainsi réinjecté dans le budget de l’État permettrait d’une part, de cesser de solliciter uniquement la contribution financière des victimes du numérique, et d’autre part, de voir contribuer normalement les GAFA au fonctionnement du service public dont ils sont les bénéficiaires indirects. Si les GAFA sont sourds aux sollicitations des États, il est probable qu’ils seront plus sensibles aux injonctions de leurs consommateurs, sauf à considérer que les GAFA n’en veulent qu’à votre argent.

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