Les anthropologues nous expliquent que le fonctionnement des peuplades primitives repose sur des systèmes de croyances partagées. Ainsi, certains peuples premiers du Pacifique croient que les chefs disposent d’une force intérieure supérieure, héritée des Dieux. D’autres croient que leurs caciques sont la réincarnation d’illustres ancêtres dont ils possèdent les pouvoirs, pouvoirs que le temps a magnifiés. En fait, à y bien réfléchir, peu importe que ces convictions soient vraies, il suffit que tous les membres de la communauté y croient pour que le système fonctionne.
Cette organisation « magique » nous fait sourire, nous qui avons fondé nos institutions sur des bases rationnelles. Et pourtant, nous croyons – ou peut être nous faisons semblant de croire – que nos dirigeants élus sont capables de comprendre et de décider sur des sujets aussi complexes que ceux que nos sociétés ont à affronter. En vérité, nous pouvons nous demander comment un non-spécialiste pourrait vraiment embrasser tous les problèmes, tous les enjeux, tout le jeu de causes et de conséquences qui se trouvent dans les questions de réchauffement climatique, de régulation du cyberespace, de développement des blockchains, d’exploration spatiale, ou de manipulation génétique, pour ne prendre que quelques exemples. Il faut avoir étudié soigneusement ces sujets, y avoir réfléchi, s’être trompé, avoir changé d’avis plusieurs fois, s’être tenu informé de l’évolution des choses pendant de nombreuses années, pour proposer un choix un tant soit peu fondé.
Nous vivons en effet dans un monde qui, à la différence de celui de Pic de la Mirandole, ou celui de Blaise Pascal, ne peut pas être entièrement compris par un même individu. Déjà, Denis Diderot a été obligé de renoncer à son projet d’écrire seul l’Encyclopédie, somme des connaissances de son époque. Et aujourd’hui, les connaissances sont bien plus vastes, et surtout, nous comprenons mieux l’enchevêtrement des phénomènes entre eux, et nous avons pris conscience que les différents sujets d’étude font système.
En matière de décision publique, cela est d’une importance majeure. Les décideurs politiques ne peuvent plus décemment faire croire qu’ils peuvent maitriser tous les termes d’un choix. Que ce soit pour décider de la conduite à adopter vis-à-vis d’une pandémie imprévue, pour lancer les énergies du futur, pour concevoir une économie décarbonée, pour effectuer les choix de politique économique, pour décider ce qu’il y a lieu de proposer pour améliorer la sécurité des citoyens, ou pour définir la conduite à tenir vis-à-vis de pays qui possèdent une autre culture que la nôtre, les élus sont condamnés à s’appuyer sur des « experts », des « spécialistes », des « professionnels », des « sachants ». D’ailleurs, dans le dernier baromètre du CEVIPOF pour la confiance politique (dont Synopia est partenaire), 47 % des gens pensent que la politique est une affaire de spécialiste, une opinion qui progresse de façon constante depuis 2015.
Or, depuis plusieurs décennies, la décision publique fonctionne sur ce schéma : les élus ont la légitimité démocratique, ils se font expliquer les sujets difficiles, ils acquièrent ainsi suffisamment de compétence pour décider de façon pertinente. Les politiciens ont ainsi vendu à l’opinion la fable selon laquelle l’expertise était certes nécessaire, mais qu’il revenait au pouvoir élu d’arbitrer en dernier ressort après avoir dument consulté les spécialistes. En quelque sorte, le politique serait d’essence supérieure à l’expertise et il serait légitime qu’en toute matière, le dernier mot lui revienne. Il faut être réaliste : ce schéma est désormais obsolète, sauf à considérer que l’élection donne, par hypothèse, la capacité à comprendre n’importe quel sujet.
En réalité, soit les décideurs politiques sont manipulés par les experts qu’ils consultent, soit ils prennent l’avis de l’expert qui conforte leurs a priori, plus subjectifs que rationnels. Dans les deux cas, c’est une catastrophe pour l’intérêt général, et même pour la légitimité de la démocratie.
C’est pourquoi il serait plus productif de se demander, d’une part, comment renforcer la qualité de l’expertise publique, sa fidélité à l’intérêt général, la façon dont elle est recrutée et organisée ; et, d’autre part, comment faire en sorte que ces deux pouvoirs (politique et expertise) puissent reconnaitre leurs légitimités respectives (le suffrage et la connaissance), dialoguer entre eux et s’épauler mutuellement, afin d’améliorer la pertinence et l’efficacité de la décision publique.
Dans la tradition française et avant qu’ils ne soient affaiblis voire supprimés, les grands corps de l’Etat jouaient un peu ce rôle. Ils alliaient excellence et indépendance, en s’astreignant à une grande rigueur de recrutement et d’avancement. Il faudrait certainement les rétablir dans leur plénitude, et en adjoindre d’autres pour faire face aux défis nouveaux, comme par exemple l’écologie, le numérique, les biotechnologies, ou encore le dialogue des cultures. Ce serait rendre à l’administration son pouvoir de penser l’avenir et de mener des programmes à long terme, comme elle l’a fait à de multiples reprises dans l’histoire récente (reconstruction du pays dans les années 1940-50, plan nucléaire, programme spatial, etc.). Il est à cet égard choquant que le gouvernement, depuis plusieurs décennies, confie de plus en plus souvent à des cabinets d’experts privés, souvent américains, le soin d’orienter les politiques publiques. Ou alors, il faudrait imaginer, en copiant les Anglo-Saxons, d’émanciper les Universités, d’organiser le débat entre pairs, et de donner aux plus grandes sommités académiques un rôle reconnu de pourvoyeurs d’avis publics sur les sujets du moment.
En tout état de cause, plutôt que de le nier ou de le subordonner au politique, il serait plus performant et plus démocratique d’admettre le pouvoir de l’expertise et de l’organiser en conséquence. Il s’agirait de mettre en place de façon claire et transparente la capacité à trouver des solutions à des questions qui sont pointues techniquement, et qui sont complexes car elles font système. L’organisation nécessaire devrait correspondre aux impératifs suivants :
- Que cette expertise ne soit pas seulement académique, mais également appliquée. Il importe que l’expertise publique soit capable de discuter avec les prestataires privés sur un pied d’égalité, comme savaient le faire jusqu’à récemment les ingénieurs de l’Equipement avec les majors du BTP ou les médecins hospitaliers avec les grands laboratoires pharmaceutiques.
- Que l’intelligence collective au sein de ces instances d’experts soit maximisée. L’accumulation de la compétence est un travail d’équipe, et de longue haleine.
- Que les contrôles par les pairs se fassent dans de bonnes conditions de sincérité et d’objectivité.
- Que les débats techniques soient menés de façon transparente et ouverte, laissant le champ libre aux opinions originales et novatrices.
- Que la hiérarchie interne ne soit pas soumise à des pressions externes.
- Que l’indépendance de ce nouveau pouvoir vis-à-vis du pouvoir politique et du pouvoir économique soit assurée.
Par ailleurs, il faudrait, non pas subordonner l’un des pouvoirs à l’autre, mais déterminer constitutionnellement le domaine de décision de l’un et de l’autre, et organiser le « check and balance » entre les deux. Par exemple, nous pourrions imaginer que ce soit le pouvoir exécutif qui nomme les personnalités à la tête des institutions d’expertise sur liste d’aptitude, par exemple, mais qu’il soit interdit d’en changer pendant un certain délai. De façon symétrique, nous pourrions imaginer que les collèges d’expert puissent disposer d’un certain droit de veto (ou droit d’ajournement à fins d’expertise) sur les décisions du pouvoir politique. On pourrait aussi envisager que ces collèges aient une mission d’évaluation en continu, et sur la longue durée, des politiques publiques.
Quelle que soit la solution retenue, il est certain que nous ne pouvons plus rester dans la fiction du pouvoir politique, qui serait seul légitime parce que consacré par le suffrage, et qui s’appuierait sur des experts pour le conseiller. Cela peut mener à des erreurs importantes ou des retards préjudiciables, comme on a pu le constater récemment (erreur grave d’appréciation de la situation dans le cas du Rwanda, atermoiements et procrastinations pour décider d’une politique énergétique depuis 20 ans, urbanisation anarchique des 40 dernières années qui ont enlaidi la France de façon irrémédiable, etc.). Le récent film de Netflix « Don’t look up » montre, de façon grinçante, les difficultés du pouvoir politique à comprendre et à décider sur d’autres sujets que ceux qui font son ordinaire.
Et, dans le pire des cas, cela peut aller jusqu’à manipuler l’opinion, comme a pu le faire le Président américain Donald Trump, grand adepte des « vérités alternatives », qui trouvait toujours quelque « docteur » prestigieux pour les confirmer.
Dans tous les cas, il y a là un véritable enjeu et les Français en ont bien conscience. Toujours selon le dernier baromètre du CEVIPOF, ils sont 57 % à estimer que notre démocratie ne fonctionne pas bien (+ 8 % en 9 mois) et 52 % pensent qu’il vaudrait mieux que ce soient des experts et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays.
Xavier d’Audregnies
Membre de Synopia